Zuraja (Zouraya) / Je descends de cette femme

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Texte de 2017


Il y a quelques siècles – très probablement fin XVIIIe, début XIXe, on ne sait pas tellement -, une ancêtre féminine, du côté maternel, vivait dans l’actuelle Albanie, sous l’occupation ottomane. 

Elle s’appelait, paraît-il, Zuraja*, ma mère n’est pas très sûre. On ne sait pas grand chose d’elle, si ce n’est qu’elle était très grande et très belle, et qu’elle portait une longue natte noire sur le côté. 

Elle était mariée et avait une petite fille qui devait avoir, selon la cohérence du récit, 7 ou 8 ans, pas moins de 6, pas plus de 10. Zuraja était probablement très jeune, comme souvent les femmes qui n’avaient encore qu’un seul enfant à cette époque. Ma mère pense qu’elle avait à peu près mon âge, la mi-vingtaine, ce qui me semble en effet assez jeune pour le morceau de bravoure et de sang-froid dont elle fut capable. Son mariage était heureux. Son époux travaillait la terre, comme souvent les gens de cette époque. Il avait fait fortune dans la production d’huile d’olive. Cet homme avait un frère, et ce frère était jaloux. Ils étaient tous deux partis avec les mêmes chances, mais l’aîné, armé de son génie et de son sens du commerce, avait su faire fructifier l’héritage familial. Le cadet n’était pas malheureux, il vivait dans l’aisance, mais il avait moins, et surtout, il était second. On prélevait à l’époque un impôt auquel il valait mieux ne pas se soustraire. Les moeurs de l’époque étaient autres et les sanctions en cas de manquement sans appel : on venait vous chercher chez vous, et votre famille n’avait plus jamais de vos nouvelles. On vous jetait dans un cachot ou l’on vous exécutait. Plus probablement les deux, le premier épisode étant prélude au second. 

Un beau jour, durant les récoltes, paraît-il, on est venus chercher le mari de Zuraja pendant qu’il s’occupait de ses champs d’oliviers, un peu plus loin de la maison. 

Il devait être midi, le soleil à son zénith, car c’est l’heure à laquelle sa fille est venue lui apporter son repas. De loin, en s’approchant, elle a aperçu la scène. Les hommes qui embarquaient son père adoré, leurs chevaux, leurs fusils. Vite, elle s’est cachée derrière un arbre. Là, impuissante, elle a assisté au spectacle, dans son habit d’innocence. L’orage passé, les hommes partis, elle a couru jusque chez elle raconter l’histoire à sa mère. 

Zuraja a encaissé la nouvelle mais ne s’est pas effondrée. 

Quelques jours ont passé. L’espoir de revoir un jour son amour, son mari, le père de sa fille, s’amenuisait cruellement à chaque instant. Bien sûr, elle savait qu’elle ne le reverrait jamais vivant. Pas dans cette vie-là. Bien sûr, elle savait aussi d’où ça venait, quelle était la taupe cachée derrière sa perte. Etait-ce une dénonciation mensongère, calomnieuse, comme il y en avait si souvent à cette époque, qu’on ne s’embêtait même pas à vérifier, préférant sortir la mitraille de manière automatique et industrielle, ou de la délation fondée sur un véritable défaut de déclaration ? Car le mari possédait bien de grands réservoirs, de grands silos remplis, on ne sait plus de quelles ressources, mais il s’agissait d’un bien assez conséquent pour l’époque. Les avait-il soustraits à l’impôt ? Peu importe. L’information n’a pas traversé le temps. Toujours est-il qu’il fut, à tort ou à raison, dénoncé par quelqu’un. Et Zuraja savait d’où venait la dénonciation qui lui avait arraché son mari. Alors, elle ne s’est pas effondrée et a préparé son coup. 

Elle a mis sa petite en lieu sûr, là où nulle représaille ne pourrait l’atteindre, et cousu pour elle-même une ceinture dans laquelle elle a dissimulé une rangée bien serrée de Napoléons. Bien serrée, pour que les pièces ne retentissent pas en se cognant les unes contre les autres. Ma mère ne sait s’il s’agissait vraiment de Napoléons ou d’un abus de langage pour désigner des pièces d’or, mais l’aïeule qui leur a transmis cette histoire a utilisé le terme de ‘Napoleoni’. Elle a mis cette ceinture autour de sa taille, autour de sa robe, s’est occupée de deux trois formalités puis a fait appeler son beau-frère qui habitait non loin d’ici. Elle l’attendait sur le pas de la porte lorsqu’il est arrivé, sur son cheval. Il s’est arrêté face à elle. Ils se sont entretenus quelques instants au sujet de son mari. Elle a écouté son char de frère éploré. Bien sûr, il était triste et choqué par ce qui était arrivé à son frère. Bien sûr, il ne comprenait pas du tout ce qui s’était passé et la raison de cet enlèvement très officiel. Bien sûr, il promettait de tout faire pour retrouver le disparu… Bien sûr, elle ne croyait pas un mot de ce qu’il disait. Elle avait entendu assez de conneries, à présent. Alors, simplement, elle a fait ce qu’elle avait prévu depuis le départ : elle s’est saisie de la hache posée près d’elle, contre le mur de la maison, et a fracassé d’un coup d’un seul le crâne de son beau-frère, qui est tombé raide mort de son cheval. Là, sans même rentrer chez elle, Zuraja a enjambé le cadavre de ce rat (respect pour les rats) puis elle est partie. Elle a parcouru des kilomètres entiers sans s’arrêter, tracé tout droit sans véritablement savoir où elle allait, passé des jours sans vraiment boire ni manger, dormant dans les forêts, se lavant dans les ruisseaux qu’elle avait la chance de croiser sur sa route, en bonne fugitive qu’elle était désormais. La plus grande discrétion était de mise : une femme seule et perdue, fuyant on ne sait quoi, allant on ne sait-où, il n’en faudrait pas davantage pour attirer l’attention et éveiller les soupçons. Après quelques jours, elle a tout de même fini par s’arrêter chez un paysan qui lui a offert de quoi boire, de quoi manger. Elle a sorti une pièce de sa ceinture pour le payer puis elle est repartie.Après plusieurs jours de marche encore, elle a fini par arriver dans une petite ville côtière à l’architecture médiévale, un charmant petit village de pêcheurs nommé Ulcinj (Oultsigne). Trouvant la ville accueillante et bénéficiant de la bienveillance d’un couple qui la prit sous son aile, elle est restée, a fait son nid dans ce nouvel arbre puis fait venir sa fille, une fois la situation stabilisée. Elle fut la première de ma lignée à élire domicile dans cette ville qui est devenue, en quelque sorte, le foyer géographique de ma famille maternelle. Jusqu’à aujourd’hui. 

Je descends de cette femme, de cette amazone insoumise en robe de lavandière adriatique, de cette belle fugitive, de cette brune volcanique qui n’a pas accepté l’outrage, a défendu ce qu’elle avait de plus cher, payé le prix de l’exil, fui avec panache et trouvé avec succès une autre terre d’accueil pour sa progéniture. Zuraja était son prénom. Et en sa mémoire, en son nom, je sais qui je suis et ce que je ne dois jamais cesser d’être. 

*Zuraja, se prononce « Zouraya ».

Vidéo : Loli Phabay/Andro Verdan (« la pomme rouge »/ »dans ma caravane »), une superbe chanson tzigane utilisée dans le film « Cigani lete u nebo » (Tzgani lété ou nebo, « Les Tziganes vont au paradis »), un magnifique film d’Emil Loteanu, adaptation d’une nouvelle de Maxim Gorki ; une effusion de couleurs, de liberté, la vie telle qu’elle devrait être. Cette chanson est ma madeleine, ma berceuse, me rappelant à mes origines, à mon coeur nomade et sauvage, à ce que je suis intimement, profondément. Et la beauté de Rada, jouée par Svetlana Toma… ténébreuse, insoumise, à l’audace cavalière et à l’envoûtant magnétisme de sorcière, me rappelle le visage de toutes mes ancêtres femmes. Et le charisme romanichel de Zobar… Je crois qu’il n’y a pas une personne, proche ou moins proche, à laquelle je n’ai pas fait découvrir cette chanson. Je parlerai sans doute un autre jour plus en détails de ce film, qui m’est cher…

A propos Altana Otovic

Tout ce qui n'est pas écriture m'ennuie. Vous savez ça, vous savez tout. https://altanaotovic.wordpress.com/2021/02/01/qui-je-suis/
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