Non, l’interdiction des signes religieux à l’école ne contredit pas la laïcité

« L’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école contredit la laïcité », peut-on lire dans une tribune de Jean-Fabien Spitz, publiée par Le Monde ce 17 avril 2024. Des années que l’on entend cet argumentaire. Avec toujours son lot de malentendus et son zèle plein de bonnes intentions aussi louables que dangereuses. Il est temps de mettre les points sur les i une bonne fois pour toutes :

Non, l’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école ne contredit pas la laïcité : elle la complète et la précise, la fait évoluer. Lorsque nous avons une loi, rien n’interdit d’y ajouter ce qu’on appelle des amendements, qui permettent de l’améliorer : de la même manière, rien n’interdit de compléter ou de préciser notre vision de la laïcité en y ajoutant des principes supplémentaires, au fil du temps et selon les enjeux et contextes. Et là en l’occurence, contexte il y a puisque l’islamisme ne cesse de s’aggraver dans toutes ses manifestations depuis plusieurs décennies, de manière indéniable, notamment chez les plus jeunes générations, qui sont de plus en plus nombreuses à renier des principes auxquels nous sommes attachés et qui sont le fondement d’une société saine et éclairée, comme la liberté de critiquer la religion, ou la liberté de blasphème, ce que démontrent les sondages aussi bien que la réalité, avec par exemple les attentats de Charlie Hebdo, les attaques mortelles de plusieurs professeurs, les abondantes menaces envers tous les critiques ou blasphémateurs comme Mila… ; sans parler de l’empiètement des valeurs religieuses sur les libertés d’autrui, avec de nombreux faits divers tels que les violences envers ceux qui mangent pendant le Ramadan, envers les femmes qui sont jugées impudiques, à l’hôpital par des maris qui ne veulent pas que leur femme soit auscultée par un homme, les pressions à l’école envers les autres musulmans ou les non-musulmans (le livre « Principal de collège ou imam de la République », écrit par Bernard Ravet, un homme bien de gauche, sur son expérience au sein de l’Éducation Nationale, est à cet égard très édifiant), etc. Il y a 20 ans, Tariq Ramadan proposait un « moratoire » sur les châtiments corporels et la lapidation dans l’islam, preuve qu’un consensus est loin d’avoir été trouvé au sein de la religion musulmane sur des problématiques qui, dans notre société actuelle, nous paraissent d’un autre temps. L’islam, vraiment présent dans nos contrées depuis quelques décennies seulement, c’est aussi un ensemble de lois, dont certaines sont légalement et moralement incompatibles avec celles de notre pays, et qui sont d’autant plus indéboulonnables qu’elles sont considérées comme révélées directement par Dieu et non sujettes à la discussion ; le Coran continent de nombreux passages problématiques, mais qui peinent à être expurgés, condamnés, ou même recontextualisés par de nombreux fidèles et de nombreuses institutions musulmanes qui font autorité.
La laïcité, instaurée dans un tout autre contexte, il y a plus d’un siècle, ne suffisant donc plus à contenir les coups de butoir de l’islamisme, ou les dangereuses rétrogradations morales parfois causées par l’arrivée et la progression de la religion musulmane, l’adaptation n’est ni une trahison ni un crime, elle est au contraire une nécessité qui permet de prendre à bras le corps les enjeux nouveau qui se présentent à nous. Vouloir figer un texte de loi, c’est nier l’impermanence de la vie, c’est nier que le monde d’hier n’est pas le même que celui d’aujourd’hui, et c’est empailler dangereusement le présent, en restant sourd aux problématiques uniques dont il est porteur.

Ensuite, si vraiment l’interdiction des signes religieux ostentatoires contredit la laïcité originelle, les textes religieux – musulmans et pas seulement – contredisent nos lois et nos libertés. Du coup on fait comment ? On interdit la religion ? On censure les textes qui appellent à notre conquête, au meurtre des apostats ou des homosexuels, ou à l’instauration de la charia partout où cela est possible ? Sachant qu’on peut autant qu’on le souhaite invoquer l’interprétation des textes, dire que les gens savent faire la différence, il n’en demeure pas moins que beaucoup de croyants ont une interprétation littérale de leur religion de nos jours, et sont opposés à ce qu’on nomme l’innovation religieuse, justement interdite par l’islam, c’est-à-dire les ajouts ultérieurs ou les évolutions du texte religieux. Comment peut-on faire coexister dans ces conditions la liberté de culte et de croyance d’un côté, et la liberté de non-croyance de l’autre ? Comment peut-on faire cohabiter les religieux, et les autres, quand les textes des premiers menacent les seconds ? Eh bien, nous le faisons justement grâce à ce que nous appelons maintenant la laïcité « à la française » qui restreint l’expression de la religion dans l’espace public et promeut donc une pratique religieuse plus intime et inoffensive, moins politique et expansive, moins à même d’empiéter sur la liberté des autres, ou de se muer en communautarisme agressif et menaçant pour la stabilité du pays. Ce qui permet in fine de préserver à la fois la liberté de culte des croyants d’une religion, et celle des croyants d’autres religions, ou des non-croyants, etc. La loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école est l’une des munitions-clés de cet arsenal qui profite en définitive aussi bien aux croyants qu’aux non-croyants, et nous évite d’avoir à rayer des passages entiers de ces textes religieux qui, disons-le honnêtement, se sont souvent imposés comme le cauchemar des non-croyants.

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GPA : un taylorisme de la procréation qui va à l’encontre du caractère holistique de la grossesse, de la nature et du monde

Plusieurs enfants issus de GPA ont été abandonnés par leurs ‘parents’. L’un, par exemple, car il avait été conçu avec le sperme du mauvais donneur, une autre car elle était handicapée… naturellement, ces cas m’ont poussée à la réflexion.

La GPA est une forme d’enfantement déconnecté, dématérialisé, de taylorisme de la procréation, fondé sur l’idée que l’on peut engendrer un enfant à partir de pièces détachées, et donc s’affranchir des règles de la nature – dont le fonctionnement est justement holistique, soit porté vers la totalité -, en vue d’assouvir un besoin personnel, d’obtenir un résultat, de l’optimiser éventuellement. C’est donc tout naturellement que la GPA charrie dans son sillage un impératif de rendement : les gens veulent en effet « en avoir pour leur argent », et l’insatisfaction de ces exigences les mène alors bien souvent à refuser l’enfant qui déçoit leurs attentes. Et ce d’autant plus que la GPA étant coupée d’une forme de complétude biologique et spirituelle qui est celle de la mère qui porte et élève l’enfant, la connection avec ce dernier n’est évidemment pas la même. Neuf mois de grossesse forgent des liens à nul autre pareil ; pour quiconque n’est pas complètement déconnecté de son corps et de la vie, la chose est évidente. Et ce que nos ancêtres et les traditions séculaires savaient déjà, la science le prouve désormais : durant la grossesse par exemple, une femme reçoit des cellules de la part du foetus, qui persistent parfois plusieurs décennies dans son corps, et qui ont même un effet régénérateur, et protecteur contre de nombreuses maladies. Un phénomène nommé microchimérisme. Du reste, la beauté de la procréation naturelle et le plaisir qu’elle implique – par opposition à celle de la procréation artificielle par pipettes interposées – parlent d’elle-même. Car l’harmonie est la langue parlée par le divin pour s’adresser à nous par la matière.

La GPA, ambiguë en ce qu’elle implique effectivement un lien biologique, mais un lien biologique altéré, artificiel, partiel, permet la politique du cul entre les deux chaises : c’est mon enfant, et en même temps, si cela n’est pas arrangeant, ça n’est plus mon enfant ; j’ai un pied dedans et un pied dehors et je peux encore fuir. Là où l’enfant biologique (et même adoptif*) ne se choisit pas et obéit à une forme de destinée. Destinée qu’il faut donc accomplir « à la vie, à la mort ».
(*C’est même le cas de l’enfant adoptif qui est déjà au monde quand il rencontre ses futurs parents, et qui est à prendre « tel quel » (même quand il a été « choisi » et qu’un coup de foudre à l’orphelinat nous a mené à lui). Et même là, c’est vrai, il peut y avoir des refus : certains parents ont « renvoyé » des enfants au bout de quelques mois, pour des motifs de mésentente ou de déception… la parentalité adoptive implique un nombre de défis supplémentaires, qui en fait une aventure passionnante. C’est là un autre sujet.)

C’est la même logique de rendement qui est à l’oeuvre dans le fait que beaucoup de couples qui utilisent la GPA pourraient très bien adopter mais tiennent à avoir un enfant biologique, qui leur ressemble. Là encore, nous sommes dans une logique de rendement, de satisfaction individuelle, d’attentes formulées qui attendent un assouvissement, dans le but, du reste, de créer « l’illusion du vrai ».

Bien sûr, on pourrait arguer que certains individus ont des enfants par GPA sans sacrifier à ce rapport mercantile, qu’ils tiennent à mettre du sacré, de l’amour et même de la surprise dans leur démarche, en dépit du fait que cette dernière soit médicalisée, et c’est indéniable. Il y a d’ailleurs des gens qui défendent une GPA fondée sur le principe de don, qui exclut donc toute idée d' »achat » ou d’exploitation. On peut même constater qu’il y a des enfants nés par GPA qui sont plus attendus et aimés que d’autres, biologiques, et là encore c’est indéniable, et personne ne veut leur enlever cet amour-là. Mais la question qui se pose est : peut-on transformer des bases déjà viciées, et rendre acceptable le fait d’engendrer des enfants par de tels moyens ? Car c’est pour une raison qu’une femme porte un enfant en elle, pendant 9 mois (et nous en avons déjà donné un aperçu au début de ce texte). Et si des drames et des accidents de l’existence obligent à sortir de cet état idéal et à s’adapter (par exemple : quand un enfant se trouve orphelin et donc adopté et élevé par des parents non biologiques), avec hélas les déchirements identitaires que l’on connaît (les enfants adoptés en parlent très bien eux-mêmes), est-il franchement une bonne chose de créer par nous-mêmes, de toutes pièces, de telles situations ? Ce déracinement énergétique n’a-t-il vraiment aucune conséquence sur l’ancrage futur d’un enfant, sur le plan physique, mental, spirituel ? Les propos d’Olivia Maurel, née par GPA, qui nous explique que tous les autres enfants nés ainsi de sa connaissance ont développé des problèmes d’alcool et de drogue, maladies typiques du non-ancrage et du besoin de dissociation, sont à cet égard très intéressants et doivent pouvoir ouvrir un vrai débat.

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Tout combat est spirituel (et pourquoi la GPA et le transhumanisme passeront, hélas)

A Water Baby, Herbert James Draper

Écrit et publié le 25 avril 2024 au soir sur FB.

Suite de ce texte

La GPA passera, de même que le transhumanisme d’ailleurs (qui procède de la même logique), parce que dans une époque nihiliste et matérialiste comme la nôtre, où la spiritualité est soit absente, soit revendiquée mais vidée de sa substance, de ses règles, de ses contraintes, et conçue pour s’inscrire dans une auto-complaisance flattant l’égo, l’horizon indépassable est celui de la résolution de la détresse humaine et de l’augmentation coûte que coûte de la satisfaction personnelle, dans une forme d’optimisation sans fin de l’expérience de vie. On n’aspire plus à faire ce qui est juste, mais à faire tout ce qui peut réduire la détresse humaine et augmenter le sentiment de satisfaction de chacun, tout ce qui peut apporter du plaisir, quitte à s’opposer à l’ordre naturel des choses et du monde, quitte à interrompre le cours de la vie elle-même. Il est louable de vouloir rendre la vie des gens meilleure : cela devient une faute lorsqu’on le fait au détriment de la morale et des principes, lorsqu’on est prêt à mettre le monde à l’envers pour pour son plaisir propre. Dans une telle société, fondée sur l’absence de spiritualité véritable et donc de transcendance de la souffrance, où le cri déchirant d’un humain dont le rêve ne se réalisera pas est perçu comme le paroxysme de l’inacceptable, il n’existe plus de « non » ni même de limite aux désirs personnels qui soient audibles ; ces derniers sont devenus des crimes. Le sentimentalisme qui en résulte se confond aisément avec l’Amour : les deux ont en commun la compassion et la tendresse pour le genre humain. Mais l’Amour s’équilibre par son pôle opposé qu’est la Loi (l’autre nom de la fermeté divine, du karma, etc), ce qui en fait un principe éminemment spirituel, quand le sentimentalisme ignore naïvement cette dernière et n’ancre sa bonté que dans la matière. Contrairement à l’Amour, qui sait que la détresse humaine qui provient d’un rêve brisé est parfois nécessaire, qu’elle n’excuse et ne justifie pas tout, qu’elle ne donne pas tous les droits, qu’il faut au contraire faire oeuvre de dépassement pour ne pas déranger la pureté des choses, que la vie doit être vécue jusque dans ses épines et le calice bu jusqu’à la lie, le sentimentalisme, lui, ne supporte plus la vue de la détresse, du drame, des larmes, de la frustration, et d’un rêve brisé, ne supporte plus ce qui fait obstacle aux idéaux individuels de chacun ; ne raisonnant qu’à hauteur d’homme – c’est-à-dire dans l’ici et maintenant qui est celui de la terre et de la matière, sans ciel faisant office de guide – là où il faudrait raisonner à hauteur d’âme ; ce même sentimentalisme pense alors régler les problèmes du monde en donnant satisfaction à chaque enfant qui pleure pour un jouet cassé, ne voyant pas que l’apprentissage de la frustration serait ici non seulement nécessaire, mais bien plus indiqué (on ne s’étonnera donc pas que le culte de l’enfant-roi jaillisse également des entrailles d’une telle société). C’est alors très naturellement que le « droit » d’un adulte à avoir un enfant et à connaître la formidable expérience de la parentalité prend le dessus sur le droit d’un enfant à naître dans le respect des lois du monde et des énergies qui président à la Création.
Dans une société ayant généralisé ce schéma de pensée matérialiste, toute épreuve est perçue comme une injustice profonde, et l’idée d’accepter le destin quand on ne peut pas le changer par des moyens honnêtes -, ou de remettre un grand rêve à la vie prochaine, est forcément inaudible. La résultante en est naturellement le transhumanisme, dont la GPA n’est qu’une des nombreuses ramifications, mais aussi l’idée générale que la fin justifie les moyens, si prégnante dans les philosophies constituant la fondation de nombreux mouvements politiques radicaux, souvent de gauche et d’inspiration athée.

Se battre pour défendre le respect d’une écologie du corps et de la procréation n’a que peu de sens dans le contexte actuel, et sera forcément vain, car c’est se concentrer sur l’une des innombrables branches d’un arbre, au lieu de s’attaquer aux racines de ce dernier. Dans ces conditions, même une victoire – déjà peu probable – serait précaire et de courte durée, puisque toute l’orientation générale prise par la société tire la corde dans le sens inverse. Ce sont les bases métaphysiques et spirituelles du monde qui sont ici à penser et repenser. Je répète ici plus ou moins, c’est vrai, ce que j’écrivais déjà il y a 12 ans (voir mes articles « Pourquoi Dieu manque à la France » chez BV et plusieurs textes publiés sur Causeur où j’évoque en arrière-fond cette problématique qui s’applique en fait à une infinité de sujets). Je n’en démords effectivement pas : le combat est avant tout d’ordre spirituel.

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GPA : des années de mensonge qui éclatent au grand jour (journal du 24 avril 2024)

Écrit et publié le 24 avril 2024 sur FB.

Passe d’armes entre Marion Maréchal et Prisca Thévenot, autour de la naissance des jumeaux du styliste Jacquemus et de son mari, sans doute par GPA. La première demande où est la maman. La seconde réplique en la traitant d’homophobe (une bonne partie de la gauche française ayant ensuite abondé en son sens : Clément Beaune, Rima Hassan, Olivier Dussopt, Mélanie Vogel…).

Je me moque des opinions de l’une et de l’autre et n’exprime ici aucune connivence politique. Je constate simplement qu’il y a 11 ans, les opposants au Mariage Pour Tous avaient déjà expliqué que ce dernier était justement un préalable inévitable à la GPA, à laquelle la plupart des gens étaient grandement opposés, même à gauche (Mélenchon par exemple). C’était d’ailleurs la raison pour laquelle une bonne partie de ces opposants étaient contre le mariage gay. Pas par homophobie ou par haine des homos, pas par envie sadique d’empêcher « deux gens qui s’aiment » de s’aimer, contrairement à ce que la hype et nombre de gens de gauche sauce Quotidien voulaient faire croire, en établissant une corrélation automatique totalement malhonnête et en allant chercher les pires représentants de cette cause. Mais bien parce que le mariage implique la filiation, sur un plan légal (et ce même quand deux mariés n’ont pas d’enfants, n’en veulent pas, etc). Tant et si bien que le Mariage Pour Tous nous place automatiquement sur une pente glissante qui emmène droit vers la GPA, à moins d’une clarification ferme sur le sujet ou d’un changement de la nature même du mariage (qui n’a jamais été à l’ordre du jour) : un couple homosexuel ne peut faire des enfants, et ne peut donc avoir accès naturellement aux mêmes possibilités procréatrices qu’un couple hétérosexuel, et il y a en plus peu d’enfants à adopter (et de nombreux couples homos revendiquent justement de vouloir des « enfants biologiques »). Tout cela rend impossible la promesse d' »égalité » et d’indifférenciation offerte par le Mariage Pour Tous, obligeant à la compléter par des procréations artificielles censées corriger l’injustice de la nature (sachant que lorsque la nature est aussi systématique, tout laisse penser que nous ne sommes plus dans le domaine de l’accidentel et de l’injuste mais du délibéré qui a sa raison d’être…). Si au moins les défenseurs du Mariage Pour Tous avaient assumé que pour eux, Mariage Pour Tous et GPA allaient main dans la main, ils auraient eu le mérite de la cohérence, de l’intégrité, du courage. Ils ont préféré nier lâchement et nous répondre que cette crainte n’était que de la paranoïa, ridiculiser les inquiétudes de bon sens qui se sont érigées en travers de leur route, et éluder ainsi les questionnements que cette loi posait pour le futur, désertant le débat honnête et véritable sur un sujet pourtant primordial, et jouant le petit jeu bien bas des coups médiatiques faciles portés sous la ceinture de l’adversaire. Aujourd’hui, ce même camp montre son vrai visage. Qui avait raison finalement ? Qui disait la vérité ? Le premier camp, malgré les indéniables outrances de certains de ses membres, avait au moins le mérite d’une certaine intégrité.

Non seulement, ces gens nous ont menti les yeux dans les yeux, en nous faisant croire que le Mariage Pour Tous n’impliquerait jamais la GPA, mais en plus, ils prétendent aujourd’hui nous expliquer encore une fois que s’opposer à cette même GPA, à laquelle ils disaient être eux-mêmes opposés il y a 10 ans pour la plupart (je ne dis pas que c’est forcément le cas de Thévenot, mais c’est le cas de beaucoup de gens à gauche qui félicitent aujourd’hui le recours aux mères porteuses), c’est de l’homophobie. Alors que cette dernière est toujours illégale en France (bien que les enfants issus de GPA puissent être reconnus), et que le Président Emmanuel Macron lui-même, sous l’égide duquel la plupart de ces gens se rangent ou travaillent, disait dans son programme en 2017 y être opposé, pour des raisons d' »éthique et de dignité ». Les prises de position actuelles sont donc renversantes d’hypocrisie. Et on peut gager que nombre d’entre elles ne sont pas tant le fruit du changement sincère que de l’opportunisme calculé et conscient ou de la perméabilité inconsciente mais infantile face aux effets de mode du moment, la GPA s’étant fortement banalisée dans l’espace médiatique. Les conséquences sont au final les mêmes. Et surtout, ces attitudes montrent le vrai visage de pas mal d’individus qui font la pluie et le beau temps sur la vie des Français. Je finirai là par une phrase d’André Suarès, que je trouve très à-propos : « Ils veulent commander, ils ne savent même pas servir ». 

En bonus, un des commentaires laissés sous mon post (qui ne m’a guère surpris) ;

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Mes deux grands deuils : la langue et la musique (journal – 2 mai 2022 – archive)

Petite…

Archive – texte écrit et publié le 2 mai 2022 sur FB


« Que Dieu te permette de porter ton deuil comme une flamme et non comme un fardeau » – vieux proverbe russe (merci à Paul N. pour me l’avoir fait connaître)

Nos plus grands deuils nous nourrissent à un niveau tel qu’il ne faut pas regretter ce que le passé a fait de nous. Les rêves perdus se réincarnent dans le présent sous une autre forme.

Mes plus grands deuils à moi sont celui de la langue et de la musique.

Le yougoslave a été mon premier langage et je l’ai perdu. Je le parlais parfaitement durant les premières années de ma vie. Sur les anciennes cassettes familiales, que nous avons en abondance, c’est en yougoslave que je m’exprime. Mes parents appliquaient la règle suivante : à la maison, on me parlait ma langue d’origine ; à l’école et au dehors plus généralement, on me parlait le français. C’était ce qu’on leur avait présenté comme le meilleur modèle éducatif, ce compartimentage devant permettre à l’enfant de connaître ses deux langues à part égale, sans toutefois être perdu ou dans la confusion, chacune ayant un espace dédié et n’empiétant pas sur le territoire de l’autre. 

Puis subitement, vers 5 ou 6 ans je pense, lorsqu’ils ont compris qu’ils ne retourneraient pas au pays à cause de la guerre, mes parents ont arrêté de me parler le yougoslave. Pour eux, il valait mieux que je ne m’attache pas trop à mes origines, afin de devenir pleinement française, sans nostalgie pour le passé et sans défaut d’intégration. Surtout, ma mère avait été affolée par la remarque d’une dame du personnel – de l’école maternelle ? De la crèche ? Je ne sais plus – qui lui avait confié que je parlais très peu. Elle a eu un coup de flip soudain et s’est demandée si la raison de ce mutisme relatif n’était pas une mauvaise connaissance du français. Pensant bien faire, elle a donc coupé net la corde qui me reliait à cette langue. Par la suite, le français est devenu mon seul vrai langage. Je parlais toujours le yougoslave assez bien pour pouvoir tenir des conversations simples. Mais cela n’était en rien comparable avec mon aisance passée. Ce n’était plus ma langue natale, mais une langue étrangère dans laquelle je cherchais mes mots et tentais de bricoler des phrases permettant d’exprimer des choses basiques. Nous avons essayé à plusieurs reprises et à ma demande de réintégrer le yougoslave à la maison. Ma mère avait même ressorti le Bukvar (se prononce « bookvar »), un fameux manuel yougoslave pour enfants, afin de nous apprendre les bases à ma sœur et moi, lorsque j’étais au collège, ce qui avait beaucoup amusé une camarade de classe d’origine serbe qui n’avait jamais eu ce problème et parlait le yougoslave aussi bien que le français. Mais ces résolutions sautaient très vite face aux exigences et caprices du quotidien. On s’y tenait quelques jours, pas plus.

Longtemps, je n’ai rien ressenti à ce sujet. Juste une frustration épisodique lorsque j’avais besoin de parler le yougoslave et que je le baragouinais. Autrement, la question ne se posait pas. 

C’est dans ma vingtaine que la vague s’est retirée du rivage pour laisser voir les cadavres laissés par ce déracinement. 

J’ai longtemps traîné cette nostalgie maussade et impuissante d’être loin de mes paysages et surtout, loin de mon langage. Un conflit identitaire de grande ampleur qui m’aura durablement déchirée durant ma vingtaine, me poussant dans les bras d’innombrables tourments, questionnements, idéologies pansements. Cette quête que j’ai engagée m’a aussi forgée à des niveaux considérables. Sans le savoir, je lui dois peut-être tout. Ma construction intellectuelle et une certaine complexité humaine, spirituelle. C’est dans les périodes tortueuses que l’on se trouve le mieux et que l’on apprend avec une intensité proportionnelle à notre douleur, si le désir de progresser est là. 

J’ai ressenti de plus en plus furieusement le manque de ma langue, à chaque fois que j’y pensais, et une cruelle impression d’incomplétude. C’est dur, surtout quand on écrit et que les mots sont tout pour nous, de réaliser que nos textes, nos poèmes, nos pensées, sont coupés de ce qu’on imaginait être leurs racines. Que je ne pourrais jamais, sauf à consentir à un travail titanesque qui éclipserait toute autre dimension de mon existence, retrouver ‘ma langue’ et la parler aussi bien que le français. Alors que ma vie a déjà bien commencé. Tristesse : j’écris un livre depuis mes 17 ans, j’en ai 30 aujourd’hui. J’ai déjà entamé ma vie d’écriture, noirci des quantités astronomiques de pages. Sans que ma langue maternelle ne fasse partie de cette épopée. Je pense et j’écris en français désormais. Tout en étant profondément slave. Le chemin est déjà bien entamé. Il est sans doute vain de vouloir revenir en arrière. Cette part de moi qui m’est essentielle sera donc brisée à jamais, et ne me sera jamais rendue ? 

2020, 2021, retour de Saturne imminent. Désir et nécessité d’une action concrète. J’ai donc entrepris de prendre des cours sur Paris. Mais j’étais très fatiguée durant cette période, j’étais déjà en train de guérir de choses délicates, je m’ajoutais trop de difficultés, cela devenait invivable psychologiquement et physiquement, malgré une volonté réelle de renouer avec mon langage. Surtout, les confinements successifs ont eu raison de mon investissement : il a fallu passer aux cours sur Zoom et cette perspective m’a lessivée d’avance. Ce qui était jusque là précaire et compliqué m’a alors semblé éreintant. J’ai abandonné. Je suis tombée du wagon. Était-ce un coup du destin qui me démontrait que je n’étais pas sur la bonne voie, ou simple partie remise ? Je ne le sais pas. 

Quant à la musique, cela a toujours été, avec l’écriture, mon mode d’expression le plus naturel. J’écrivais des poèmes en vers en classe, lorsque la maîtresse avait le dos tourné. J’avais quoi, 6, 7 ans ? C’est mon premier vrai souvenir d’écriture. Et j’étais souvent traversée, de nulle part, par une image étrange, toujours la même. Dans un bureau à l’abri du monde, dans une pièce enveloppante et doucement éclairée, respirant le bois sombre et le vert émeraude, dans ce qui semblait être un pays occidental et pluvieux, sans doute à l’époque médiévale, une main d’homme virile, ferme, belle, d’âge moyen (30-45 ans), ouvrant un tiroir pour se saisir d’un feuillet. En sentiment de fond, la joie simple d’écrire et de vivre dans un cocon tranquille consacré aux choses de l’esprit. Cet homme était sans doute secrétaire, écrivain, prêtre ou scribe. En tout cas, j’étais certaine que c’était moi. 

Je n’ai jamais su s’il s’agissait d’un désir, d’une vision d’avenir, ou d’une réminiscence de vie antérieure. Mais cette image revenait souvent. 

Je me souviens avoir rêvé très jeune d’être écrivain : du moins, d’y avoir pensé, étant à la recherche d’une vocation dans laquelle tout mettre de moi. Celle-ci était la plus évidente. Après tout, il y a deux choses que je faisais comme je respirais : composer de la musique et écrire. Mais je me souviens aussi avoir coupé immédiatement mon propre élan : ‘ma fille, tu n’écris que de la poésie, et un écrivain doit tout écrire, surtout des romans. Surtout, un écrivain, c’est Victor Hugo’. Moi qui brûlais d’être géniale dans ce que je faisais, j’ai eu le vertige et ne me suis naturellement pas sentie à la hauteur. La littérature était un trop grand édifice pour que la pierre que j’y apporte ne soit pas ridicule. Parallèlement à l’écriture, j’aimais plus que tout la musique, et je rêvais d’être compositeur. Je composais déjà des chansons dont je me rends compte qu’elles étaient vraiment belles pour une personne de mon âge. Je rêvais d’apprendre le chant. Mais j’ai rencontré l’obstacle familial. Le Solfège m’aura très tôt dégoûtée d’une forme d’apprentissage académique qui ne m’a jamais réussi, sauf de loin, en prenant ce que j’avais à prendre sans trop m’encombrer de lui. Surtout, mes parents ne croyaient pas vraiment en mes passions. Or, contrairement à l’écriture qui ne nécessite qu’un papier et un stylo, peut s’apprendre dans la solitude et s’accomplir dans le silence, la musique réclame de se faire entendre chez soi, elle réclame du matériel, des cours, une extériorisation et donc, dans une certaine mesure, une rupture d’intimité qui m’était très douloureuse, à moi qui détestais sentir sur moi le regard de mes parents et avais besoin pour survivre de ne rien leur laisser paraître de moi-même. J’avais une peur bleue qu’on entende ne serait-ce que ma voix. Il me paraissait impensable de pratiquer mes passions à proximité de ces parents toujours là, toujours présents et tendant une oreille intrusive à tout ce que je faisais. 

Sans doute cela m’a-t-il inconsciemment éloignée de la musique, prenant acte de l’impossibilité d’en faire selon mes conditions propres.

L’écriture est donc devenue ma planche de salut. Et même si je n’osais pas imaginer une telle vocation, cela ne me quittait pas. J’écrivais souvent, naturellement, aisément, au point que des professeurs au collège m’ont déjà demandé si c’était bien moi qui écrivais mes devoirs. Quelques facultés, rien d’extravagant. J’avais, à côté, d’autres passions que j’ai temporairement imaginé être des vocations. À une époque, par exemple, ce fut l’équitation. 

Dont un coup du sort m’a éloignée après des débuts prometteurs : je me voyais déjà cavalière mais mes parents, modestes immigrés se sacrifiant pour nous offrir le meilleur à ma soeur et moi, n’avaient tout simplement plus les moyens de me payer des cours. 

C’est le lycée qui a durci et scellé brusquement mon rêve d’écriture. Sur ma fiche de rentrée, en redoublement de seconde, en cours de français, interrogée sur le métier que je souhaitais faire plus tard, j’ai noté : « écrivain ». C’est sorti tout seul. Même moi, je suis incapable d’expliquer pourquoi. Mon désir n’était même pas conscient à cette époque, il ne semblait pas encore mûr et parvenu à la surface. Je pensais plutôt m’orienter vers le cinéma et devenir réalisatrice et scénariste, professions qui impliquaient l’écriture tout en me semblant plus profanes et davantage à ma portée, tant j’idéalisais la littérature et ne m’en sentais pas digne. Je ne savais pas du tout que je voulais être écrivain, je ne savais juste pas quoi mettre. Il faut croire que mon cœur avait, lui, une parfaite connaissance de ce qui le faisait brûler au fond de lui. Cette confidence m’aura surtout permis d’être détestée par ma prof de français, que j’aurais subie deux ans ; elle a fait de moi sa bête noire, me prenant par exemple à part pour me menacer de faire baisser mes notes afin que je n’aille pas en première littéraire (l’ironie du sort étant que cela ne m’a pas empêchée d’étudier les lettres modernes à l’université et d’obtenir un Master II) ; elle s’amusait aussi à me rendre mes copies de poésie en retard, une semaine après les autres, avec une note médiocre, entre autres coups de pute, pour ne pas avoir à lire mon travail devant le tout le monde (ma meilleure amie, indignée, et certaine que j’allais avoir une excellente note, a pris ma copie pour la montrer à sa prof de français, qui a répondu : « j’aurais mis au moins 17 » ; ma mère me confiera plus tard que c’est en lisant ce poème qu’elle a su que j’étais faite pour écrire, elle qui se rongeait alors les sangs concernant mon avenir). Moi qui m’entendais relativement bien avec mes professeurs, les quelques unes qui ont décidé de me rendre la vie impossible étaient toujours des professeurs de français. Cela m’a sans doute raffermie dans la conviction intérieure qu’il y avait quelque chose en moi, un avenir, une promesse, un gisement qui attendait d’être découvert, ce qui ne plaisait pas à tout le monde, surtout aux aigris de l’Éducation Nationale. J’ai toujours pris cela par dessus la jambe et n’ai jamais douté de moi-même. J’étais un cancre absentéiste envoyé dans ce qu’on considérait alors comme une « filière poubelle », la STG, lorsqu’un titre de roman m’est tombé sur la tête à 17 ans. J’ai tout de suite su, tout de suite senti l’importance fatidique de cette idée. J’ai laissé tout ce que j’étais en train de faire et j’ai suivi mon instinct, et les cailloux sur mon chemin. Au fur et à mesure de ma marche, cette mystérieuse idée qui charriait mille images mais n’était encore qu’une idée, vaporeuse et diffuse, s’est déshabillée et s’est livrée à moi. Très doucement. Ma vingtaine m’aura servi de lent et douloureux apprentissage. J’ai accumulé les images, les petits cailloux, les coquillages, ne sachant moi-même pas où j’allais, et un édifice cohérent a peu à peu émergé dans la nuit. Ma cathédrale. Mon roman. Que je termine désormais à mon rythme. 

Dans tout cela, la musique ne m’a jamais quittée : je continue d’écouter de la musique plus que je ne lis. Je lis très peu en vérité, et ce même si j’ai plusieurs fois essayé de me forcer à lire davantage, soit parce que ma scolarité le réclamait, soit parce que j’en éprouvais l’envie réelle sans vraiment y arriver, soit parce que j’avais intériorisé l’idée qu’il *fallait* lire, que c’était une nécessité : l’expérience m’a démontré que j’apprends et me nourris autrement que par la lecture, je serai sans doute toujours une petite lectrice car j’ai une voix intérieure forte, un gisement personnel assez abondant et que j’apprends beaucoup de la vie elle-même, de mes observations, de mes territoires de solitude et de contemplation que je cultive envers et contre le monde. 

Quant au goût de la danse, inné chez moi, et que je ne dissocie pas de celui de la musique, il est également resté ancré à mon cœur. 

La langue et la musique.

Ces deux douleurs fondamentales se sont très probablement réincarnées dans mon écriture sans même que je ne le réalise. Au point peut-être de devenir une richesse ? C’est le sens que j’essaie de donner à cette souffrance en tout cas. C’est la manière dont j’essaie de sublimer ces deux grands deuils qui m’ont construite malgré moi.

En effet, on me dit souvent que mon écriture, française, a des tournures typiquement slaves et balkaniques – mon goût pour l’excès, la richesse et le foisonnement sans doute – donnant peut-être naissance à une hybridation particulière entre ces deux cultures qui me composent. Le romantisme et l’harmonie française, la démesure et la brutalité de l’Est. Il est vrai que je ressens souvent moi-même les accentuations et les forces très slaves qui me possèdent lorsque j’écris, en français. 

De même, il est fréquent que l’on me fasse remarquer une certaine musicalité dans mon écriture, surtout dans ma poésie. Sur ce coup-là, je n’ai effectivement pas besoin qu’on me le dise : je le ressens très fort et je suis consciente de la vraie marque que cet amour de la musique aura laissé dans mon écriture. J’écoute beaucoup de musique, j’adore découvrir et faire découvrir des morceaux et des artistes inconnus, étrangers, neufs, anciens, improbables, et j’éprouve une certaine fierté quand on me dit que j’ai de bons goûts en la matière. Lorsque j’écris, c’est comme un musicien ; et la musique m’inspire souvent mes passages et mes scènes les plus chères. D’ailleurs, quasiment toutes les fois où je suis allée voir un médium, on m’a toujours parlé de musique, même quand je n’ai parlé que de littérature, et du roman que j’écrivais : on m’a toujours dit que la musique occupait une place tout aussi importante, et parfois même que j’en referai, d’une manière très sérieuse. Et, c’est vrai, l’idée ne m’a jamais quittée. Je me suis toujours promise que cela arriverait, que je m’y frotterai de nouveau, même si c’est pour au final revenir de ce rêve. La musique est ce que j’appelle mon grand astre mort, l’un des deux jumeaux qui n’a pas survécu mais qui continue de vivre à travers l’autre, bien vivant : ici la littérature. Alors il est bien évident que la musique vit très fort dans mon écriture. 

J’ai un côté chansonnier, qui peut plaire ou agacer, dans ma manière d’écrire mais aussi de lire. Mes amis poètes et écrivains vous le diront eux-mêmes, lorsque je les conseille sur un poème qu’ils me montrent (les gens adorent me demander mon avis ; je crois que je ne suis pas mauvaise conseillère car j’aime apporter des réponses concrètes et que je suis capable de voir la beauté et le potentiel où ils se trouvent, et d’être encourageante) : je vais leur casser les couilles sur la musicalité, la métrique, car je suis incapable de lire autrement. C’est ce qui me touche en premier, et c’est ce que je cherche d’emblée à améliorer chez les autres. Ils ne s’en plaignent pas je crois, et tiennent souvent compte de mes remarques. J’écris moi-même comme on psalmodie et j’ai du faire l’effort de corriger un certain nombre de travers liés à ce penchant naturel (j’ai du faire davantage attention au sens de ce que je dis, par exemple ; quitte à apprendre à retravailler des phrases plaisantes à l’oreille mais défaillantes dans leur signification et leur justesse). Je conçois la poésie comme une musique à part entière dont la lecture et les sonorités doivent produire une jouissance presque indépendante du contenu. Je dis presque car les deux sont évidemment liés et que l’un influence l’autre. Je ne pourrais jamais me passer du sens. Mais j’aime l’idée qu’un poème puisse être lu à une personne qui ne connaît même pas la langue de ce texte, et qu’elle puisse ressentir quelque chose, en pressentir le sens et le contenu sans le comprendre au premier degré. Un frisson universel. J’adore d’ailleurs lire de la poésie étrangère dans sa langue d’origine, avec une traduction bilingue à côté. Pour mieux apprécier la musicalité de chaque vers. 

J’aime me rembobiner avec une ferveur quasi-religieuse des passages qui ont cette force que je recherche tant. Par exemple, Si tu me olvidas de Pablo Neruda, chef d’oeuvre du début à la fin : 

« Ahora bien
Si poco a poco dejas de quererme
Dejaré de quererte poco a poco.

Si de pronte me olvidas
No me busques,
Que ya te habré olvidado. »

Je pourrais continuer comme ça longtemps. 

Je déplore qu’il n’y ait pas plus d’accès qui soit donné à la poésie étrangère en version originale, lue ou écrite. Et que les textes en langues plus éloignées comme l’arabe ou le russe ou le mandarin ne soient pas également proposés en phonétique, afin que n’importe qui puisse les lire, même sans connaître l’idiome. 

J’aimerais pouvoir avoir le plaisir de lire Mahmoud Darwich dans le texte, un jour, ou d’en écouter des lectures.

Un peu comme les films en version originale sous-titrée.

C’est donc le lot de consolation auquel je me cramponne pour oublier ces deuils symboliques qui m’ont faite et qui ont laissé leur marque en moi. De la même manière que les morts continuent de vivre en nous après leur disparition terrestre, peut-être que dans le fond, c’est la manière que ces passions jamais disparues ont eu de se transformer et de m’enrichir en tant qu’individu.

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Ce qui compte, c’est la ligne d’arrivée, pas de départ : ou pourquoi le choix d’Aya Nakamura pour l’ouverture des JO 2024 à Paris est parfaitement légitime

À part Djadja, que j’aime écouter, je ne comprends pas du tout l’engouement autour d’Aya Nakamura, surtout à l’étranger : je trouve que sa musique est illisible, c’est du bruit sans mélodie, avec en plus cette couche d’autotune mal utilisé qui me fait souvent penser à ces gâteaux trop sucrés avec trois couches de crème qui remplissent les restaurants de foodporn. Je ne trouve même pas cela accrocheur, alors que c’est précisément ce que sa musique est censée être. Ses textes me laissent indifférente : je les trouve plats et médiocres. Etrangement, ce qu’on critique le plus chez elle, notamment ses inventions linguistiques, ça ne me dérange pas, je trouve ça plutôt inventif, et il est vrai que les paroles ont parfois simplement vocation à accompagner la musique. Je peux en revanche un peu plus comprendre que la positivité féminine qu’elle incarne parle à de nombreuses personnes. Je n’éprouve pas d’hostilité spécifique envers elle : je n’écoute tout simplement pas sa musique. Cela s’arrête là. Et je désapprouve tous ceux qui font de leur absence de goût pour quelque chose une excuse pour harceler gratuitement, critiquer l’apparence ou les origines d’un individu, s’adonner à des attaques ad hominem assez basses ou un véritable acharnement qui ne fait honneur à personne. Mais on ne peut vraiment pas dire que je sois une fan d’Aya Nakamura, cela, c’est certain.

Cependant, qu’on le veuille ou non, elle est extraordinairement populaire comme peu de gens l’ont été dans l’histoire moderne de notre pays, fait partie des quelques artistes français très vendeurs, y compris à l’étranger, et pour une manifestation sportive à rayonnement international comme les JO, c’est ce qui est habituellement recherché. En d’autres termes, elle est parfaitement légitime dans son rôle, qu’on aime sa musique ou pas. Certains peuvent penser qu’il aurait fallu choisir un artiste à la musique plus « exigeante », c’est leur droit, c’est un parti-pris tout à fait défendable, et je ne les désapprouve pas forcément sur ce point, mais le choix d’Aya Nakamura s’inscrit en tout cas dans le parti pris usuel. À savoir, à manifestation populaire et à visée internationale, artiste populaire et à rayonnement international.

Même ceux qui ne l’aiment pas ne peuvent pas dire que ce n’est pas un choix cohérent. Il n’y a donc pas de scandale ici.

On peut déplorer que ce soit ce que les gens achètent le plus, y compris à l’étranger, on peut préférer autre chose, mais c’est ainsi pour le moment, et ce n’est pas le sujet dans le cas présent : le choix constitue la ligne d’arrivée, pas celle de départ. Et j’ai l’impression que beaucoup de gens ne font pas cette distinction. Respecter le choix d’Aya Nakamura ne veut pas dire adorer forcément son oeuvre, mais comprendre que ce même choix s’impose ici comme parfaitement légitime et fait suite à une popularité bien réelle qui lui donne accès à une telle fonction.

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Affaire Godrèche et relations entre jeunes et moins jeunes : le vrai débat ne fait que commencer (archive)

Écrit en février 2024, publié le 25 février 2024 sur FB

Réflexions disparates sur les relations entre adultes et très jeunes personnes, à la lumière de l’affaire Godrèche/Jacquot, et du grand débat actuel

Judith Godrèche et Benoît Jacquot

En amour, j’ai du mal avec les restrictions d’âge. Là, je ne parle bien sûr pas d’adultes qui sodomisent des enfants de 8 ans, comme Matzneff, mais de relations plus ambiguës, quand un ou une ado de 15, 16, 17 ans à première vue un peu plus mûr que les autres personnes de son âge sort avec une personne parfois bien plus âgée, l’ado en question étant souvent de sexe féminin, et le plus âgé masculin – soyons honnêtes, si beaucoup de jeunes garçons convoitent ou se tirent la nouille sur des « milf » ou des « cougars » d’âge mûr, comme en témoignent les statistiques des sites porno ou l’imaginaire adolescent populaire, peu de femmes adultes éprouvent la moindre réciprocité pour des garçons aussi jeunes.

Certains individus n’auraient jamais rencontré l’amour de leur vie s’ils avaient du se plier aux morales en vigueur. Notre président lui-même n’a-t-il pas rencontré sa femme alors qu’il était mineur et elle, beaucoup, beaucoup plus âgée ? Ils sont mariés depuis des décennies et semblent parfaitement heureux. Certes, la configuration est ici très différente : les femmes plus âgées ayant moins d’attirance pour la vulnérabilité juvénile et de goût pour la domination pure que les hommes, elles éprouvent rarement l’envie d’exercer une emprise sur des garçons plus jeunes ; ces relations seront donc moins à même de comporter des dérives lorsqu’elles surviennent ; mais il y a aussi de très nombreux exemples de filles très jeunes avec des hommes plus âgés qui ont eu des relations au final très épanouissantes et saines.
Il y a donc des relations de ce calibre qui se passent très bien, et il semble presque criminel de les empêcher de survenir, tant l’amour est une chose précieuse et sacrée. Pour autant, elles semblent être des exceptions et aujourd’hui, il y a suffisamment de documentation psychologique sur les conséquences très néfastes que ces liaisons ont sur la plus jeune personne qui y prend part pour ne pas pouvoir relativiser la chose sans l’interroger très sérieusement : on le doit à l’enfance et à l’adolescence, aux plus fragiles d’entre nous.

Pour une fille de 16-17 ans vraiment mature et précoce qui fait tout très jeune, et qu’il serait plus criminel de « protéger » de sa propre liberté et de son envie de vivre, on en a plusieurs dizaines d’autres du même âge qui ne sont que des enfants, vulnérables à tout vent.

La première, si elle était amenée à être privée de vivre une histoire d’amour nécessaire durant son adolescence, au prétexte que l’homme est bien plus âgé, aurait davantage de chances de ressentir 20 ans plus tard colère, haine et regrets d’avoir été empêchée par les adultes que de se plaindre qu’on ne l’ait pas suffisamment empêchée d’expérimenter son désir quitte à se tromper. C’est un sujet dont on ne parle pas assez, d’ailleurs : la jeunesse empêchée dans son élan, et toutes les blessures à l’intégrité que cela peut causer, de ne pas pouvoir disposer de sa vie. Cela laisse des marques profondes, et je suis bien placée pour le savoir.
Mais les secondes, beaucoup plus nombreuses, si elles étaient amenées à vivre une histoire du même type, nourriraient sans doute les mêmes sentiments pour des faits inverses : colère, haine et regrets contre les adultes qui ont laissé faire et ne les ont pas protégées.

Peut-on ériger une même règle pour tous, et surtout pour toutes, dans le cas présent ?

Il est possible que la plupart des adolescents souffriraient avec le recul d’avoir vécu une histoire d’amour de ce type : doit-on l’interdire aux quelques uns qui n’en souffriront pas, au prétexte que tous les autres ne sont pas faits du même bois ? C’est profondément injuste. Mais, avouons-le, : c’est un peu toujours cela, la loi. On interdit à tous certains outils, certains actes, certaines libertés, non à cause des honnêtes citoyens qui savent ne pas en abuser, mais précisément à cause des mauvais esprits qui pourraient s’en servir pour faire du mal à la société ; la nuance étant introduite par la jurisprudence, qui par son bon sens épargne parfois les cas particuliers. La différence, c’est qu’il est ici question d’amour, soit d’un sujet infiniment plus sacré, qui revêt une dimension vitale pour ceux qui le vivent, ce qui justifie toujours la plus grande prudence. C’est pourquoi le débat est encore plus tumultueux et profond. Qu’y aurait-il de plus douloureux que d’être privé de son amour ? Toute l’histoire et toute la littérature en témoignent : à peu près rien.

Comme beaucoup d’adolescentes, bien que j’aimais surtout les garçons de mon âge, il m’est déjà arrivé d’avoir les yeux qui lorgnent sur un professeur plus âgé, ou sur un jeune prof de sport qui malgré sa jeunesse avait tout de même au moins 10 ans de plus que nous. Les choses ne se sont pas concrétisées mais si cela avait été le cas : comment l’aurais-je vécu avec le recul ? Y aurais-je repensé avec colère, 10, 20 ou 30 ans après, avec le sentiment d’avoir été dupée ou abusée ? La possibilité d’assouvir ce qui fut sur le moment un doux rêve aurait-elle pu se trouver porteuse de griffures qui, si elles semblaient indétectables sur le moment, se seraient révélées redoutables quelques années plus tard, à même de grandir et s’infecter ? Si j’avais aimé quelqu’un de plus âgé, des années après, aurais-je reproché aux adultes d’avoir barré la route de mon sentiment et de sa concrétisation vitale, ou au contraire de m’avoir laissé vivre et faire ? Je suis incapable de le dire. Admettons que nous ayons rencontré ces hommes dans un contexte tout à fait différent dans lequel ils n’auraient pas été des figures d’autorité pour nous (chose qui, il faut le dire, générait sans doute une certaine excitation, mais qui évidemment pose la problématique de l’abus de pouvoir) : la différence d’âge en leur faveur aurait-elle constitué en elle-même un abus suffisant pour être moralement condamnable ?

Dans quelle mesure peut-on accuser les adultes de nous avoir laissés souffrir, faire des erreurs et s’engager dans des voies qui se sont révélées sans issue, lorsque nous étions très jeunes ? Dans quelle mesure était-ce de leur faute si nous avons souffert ? Dans quelle mesure était-ce notre destin propre qui s’exerçait à travers une expérience peut-être douloureuse, mais formatrice et inévitable ? A partir de quand la liberté qu’un parent accorde à son enfant pour forger sa vie est donnée en excès et constitue un acte directement nuisible ?

Car il semble qu’on est toujours vulnérable face à l’amour.

On prend toujours le risque de souffrir, et d’être abusé : il est des personnalités malsaines qui détruisent tout autour d’elles. Des êtres d’une perversion rare, des trompeurs, des manipulateurs, des menteurs, des lâches, des joueurs, qui promettent beaucoup et ne délivrent jamais, embarquent l’autre dans une vie qu’il n’a pas choisie et lui font perdre des années à des jeux dont il ignore tout et pour lesquels il n’a jamais donné son consentement, des ingrats et des dominateurs qui prennent tout et ne donnent rien, des contrôlants et des jaloux extrêmes, des pompeurs de sang, des voleurs de souffle ou d’estime de soi qui dévalorisent l’autre et le coupent de tout et de tous, qui prennent des êtres humains et en font des ombres. Je suis tombée sur des monstres durant ma vingtaine, j’étais donc majeure, et rien ni personne n’aurait eu le droit ni même la possibilité de me protéger des conséquences de ma naïveté, qu’il a fallu que j’use à des expériences malheureuses avant d’apprendre à me protéger ; je n’aurais écouté personne de toute manière. Ces gens dont je parle, on peut en être victime à n’importe quel âge, et la souffrance dont on écope sur le moment et dans l’après n’a alors rien à envier à celle que causent bien des actes répréhensibles. Et il n’y a aucune loi pour nous en protéger. J’ai presque envie de dire : heureusement. Car malgré tout le mal que ces gens font, créer des normes qui circonscrivent la vie à un petit enclos, au lieu de la laisser courir en liberté, tout cela pour parvenir à tutoyer la chimère du risque zéro, est-ce que cela en vaut vraiment la peine ? Eviter la souffrance et l’erreur, c’est éviter la vie.
Des forces plus grandes que nous ont conçu notre monde pour qu’il soit un terrain d’experimentation et d’évolution, de jeu en fait, bien que ce ne soit très souvent pas ainsi que nous le vivions ; nos âmes sont faites pour des réincarnations perpétuelles, des erreurs qui brûlent mais font progresser et rapprochent un peu plus du soleil à chaque fois, des accidents de parcours à teneur parfois fatale, mais dont la mortalité n’est qu’une poussière pour ceux qui nous regardent depuis l’autre côté : cela fait partie du plan.

Jusqu’à quel âge faut-il sauver une jeune personne d’elle-même ? Car être en âge de désirer ne signifie sans doute pas être en âge d’assouvir son désir. Même un enfant de 3 ou 6 ans peut tomber amoureux de sa maîtresse ou de son instituteur, voire même de ses propres parents, et cela ne veut en aucun cas dire que cela autorise l’adulte à agir en ce sens : cela, nous le savons, et c’est l’évidence. Nous savons aussi qu’un adulte est généralement mûr pour le consentement, et pour assumer des différences d’âge en amour, aussi grandes soient-elles. Ce que nous savons moins en revanche, c’est porter un jugement sur cet âge ambigu, sur ces 17 ans où le corps est formé, l’envie de vivre cette histoire bien présente, où l’on se croit à la hauteur de nos désirs et de leur concrétisation, mais où nous sommes encore un mineur. Et ça, cela veut tout dire et rien dire. A cet âge, certains sont déjà des adultes, d’autres sont toujours des enfants. Certains sont prêts à fonder une famille, d’autres savent à peine mettre leurs slips dans la corbeille à linge.
Alors quand et à partir de quel âge est-on mûr pour vivre un amour de cette configuration sans qu’il ne soit condamnable ? Nous ne parlons pas ici de loi mais de morale.

La jeunesse vient toujours avec la vulnérabilité et la curiosité. Doit-on régler par la loi et la morale ce qui est peut-être davantage un problème d’éducation, d’environnement, d’accompagnement, de manque affectif, donc de contexte ? Ce qui laisse imaginer que si cette personne n’était pas tombée dans le piège d’une emprise amoureuse, elle serait vraisemblablement tombée dans un autre type de piège ; ou dans un piège amoureux, mais plus tard, une fois majeure.

Il m’est d’autant plus difficile d’avoir un point de vue sur le sujet que je suis une femme : comme dit plus tôt, les hommes très jeunes et mineurs sont rarement notre came, je ne peux même pas me projeter et dire : « j’ai connu une histoire de ce type, et je sais que le désir porté à l’autre n’était en rien malsain, ou à l’inverse me semblait l’être profondément ». Je n’ai par ailleurs pas vécu ce genre d’histoire dont je parle ici, et suis incapable de savoir ce que j’aurais pensé avec le recul si un professeur adulte dont j’étais amoureuse adolescente avait abondé dans le sens de mes élans. Une part de moi pense que je n’aurais pas été de celles qui l’auraient mal vécu, sauf s’il s’était mal comporté avec moi bien sûr, ou avait exploité mon innocence plutôt que d’en accepter simplement le trésor offert. Mais il serait malhonnête de parler de certitude dans le cas présent.

Les susceptibilités des hommes comme des femmes interviennent aussi beaucoup dans ces débats.

Bien des affaires comme celles de Judith Godrèche/Benoît Jacquot semblent se signaler par une prise de conscience, parfois très lente, qui peut survenir des décennies plus tard. C’est souvent à ce rythme que nous faisons le ménage dans notre conscience, au fur et à mesure que nos propres connaissances nous permettent d’actualiser le regard que nous avons sur certains chapitres de notre existence et de poser une lumière sur les fragilités qui nous ont poussés à choisir des situations malsaines. Parfois, le fait d’être soi-même parent d’un enfant qui a l’âge que nous avions quand certains évènements se sont produits, fait office d’électrochoc : c’est confronté à la vulnérabilité de sa propre progéniture, si jeune, que l’on prend conscience de celle qui fut la nôtre quelques années plus tôt, revoyant alors l’enfant que l’on a été, et percutant alors de plein fouet l’abus dont nous avons été la victime. C’est d’ailleurs l’explication que donne Judith Godrèche sur son propre cheminement.
Dans certains cas plus rares mais qui demandent tout de même à être évoqués, la prise de conscience de certaines femmes ayant vécu ces histoires ne provient pas tant d’un sentiment d’avoir été sous emprise que d’une forme d’amertume d’avoir servi de chair fraîche et de découvrir que leur moi actuel – plus âgé – est sexuellement indésirable pour ces hommes qui les ont aimées quelques décennies plus tôt, mais ne les auraient pas convoitées aujourd’hui, puisqu’ils se spécialisent dans la jeunesse, et même… l’extrême jeunesse.
Cela expliquerait que certaines femmes ne réagissent pas quelques années plus tard, mais après la quarantaine, la cinquantaine, par exemple. Car si de plus en plus de femmes de cet âge semblent se transformer en bombes sexuelles matriarcales sur le modèle de Salma Hayek ou Sofia Vergara, embrassant cette nouvelle ère de leur vie où le sexe n’est plus procréation mais plaisir pur, il ne faut pas oublier que beaucoup d’autres vivent mal cette période, se laissent aller, craignent de perdre leur pouvoir de séduction et le perdent effectivement.

Il est toujours violent pour un individu, quel que soit son sexe d’ailleurs, de réaliser qu’une histoire n’a pas été l’idée que l’on s’en faisait lorsqu’on l’a vécue. Une femme d’un certain âge qui réalise qu’elle a été aimée adolescente par un homme, surtout si celui-ci semblait avoir un fétichisme pour les jeunes femmes, se sent comme la simple pièce d’un rouage. Inconsciemment, elle se pose une question : aurais-je été aimée dans une autre configuration, et plus tard ? Ou n’ai-je été que l’objet d’un désir spécialisé, qui ne m’a pas vue en tant que personne mais en tant que détentrice d’une caractéristique qui n’est pourtant pas une vertu ni un mérite puisqu’on ne fait rien pour l’obtenir, à savoir la jeunesse ?

Pourtant, on est beaucoup à avoir été dupés en amour, et la chose, bien que violente, n’est bien sûr ni rare, ni juridiquement répréhensible. Par exemple, quand une fille sort avec un garçon de son âge et réalise des années plus tard qu’il ne l’aimait pas autant qu’elle l’aimait, qu’il ne la voyait que comme un plan cul officialisé, ou qu’il l’a utilisée pour rendre jalouse une ex petite amie. Ces réécritures de notre passé amoureux sont fréquentes. Nous sommes nombreux à réaliser, parfois très soudainement, au détour d’un simple coup d’oeil vers notre passé, que, tiens, cette histoire qu’on a vécue avec un individu X ou Y, c’était en fait cela, et rien d’autre. Et à en voir le souvenir terni. Rien que pour cette raison, d’ailleurs, il faut sans cesse se répéter que nous n’avons que le présent. Le passé déçoit toujours, ou presque. Il est comme une langue étrangère que l’on ne parle plus depuis longtemps.

Mais dans le cas d’une ancienne relation avec une personne beaucoup plus âgée, cela implique quelque chose de plus violent. C’est comme si, en aimant la jeune fille qu’elles ont été, ces hommes dédaignaient la femme mûre qu’elles sont devenues. C’est un amour qui ne donne pas mais qui prend, qui pompe, qui aspire la jeunesse, la vampirise. Les hommes attaqués n’ont pas été des amateurs occasionnels, ou des hommes qui sont tombés amoureux d’une jeune femme comme ils auraient pu tomber amoureux d’une femme d’un autre âge : l’extrême jeunesse de leur proie était une condition sine qua non à leur désir.
Attaquer cet homme qui les a cueillies à un si jeune âge, c’est parfois pour ces femmes une manière de leur faire payer un désir qu’elles perçoivent comme injuste et orienté contre ce qu’elles sont aujourd’hui. Aimer la jeune fille qu’elles ont été, c’était aussi un peu dédaigner la femme qu’elles sont désormais, en particulier quand l’homme en question a des préférences répétitives, chose qu’elles ne savaient pas à l’époque ou dont elles ne mesuraient pas l’importance. Les questionnements que cette prise de conscience posent peuvent être douloureux, surtout si une femme traverse mal cette grande aventure qu’est le temps.

Ce débat semble aussi blesser pas mal d’hommes, en particulier d’un certain âge. On en verra ainsi beaucoup défendre, parmi les individus de cette démographe, l’idée qu’une adolescente à peine sortie de l’enfance peut tout à fait être attirée, sincèrement attirée par un adulte parfois très âgé, et ne pas être sous emprise, luttant contre la figure du « vieux dégoûtant » qui vient à l’esprit quand on parle d’un homme sortant avec une fille très jeune. Et s’il est vrai qu’aucune relation n’est parfaitement « égalitaire » (puisque deux êtres qui s’aiment sont toujours différents), j’ai l’impression que ces hommes mûrs sont plus à même d’insister sur ce fait, et de nier qu’un bon nombre des relations de ce calibre basculent tout de même dans la forme d’emprise la plus pure, qui voile le jugement de l’un, et ne permet pas vraiment de parler d’amour ou même de désir authentique. Il est d’ailleurs fréquent que beaucoup de ces femmes avouent, avec les années, qu’elles n’ont jamais été attirées au premier degré par ces hommes : le lien s’est solidifié autour d’autre chose que du désir ; coercition il y avait, même quand elle était subtile, implicite, inconsciente, car l’un des deux membres du couple n’était pas en position de dire « non » avec cette certitude franche et pure qui signe les décisions éclairées.
Mais cela est extrêmement violent à entendre pour ces hommes, car cela revient souvent à leur dire qu’en tant que mâles de 50 ans, par exemple, ils ne peuvent pas être véritablement désirés par une fille de 15 ans. Que s’ils le sont, c’est en réalité autre chose qui s’exprime à travers ce désir. Et même si ces hommes ne sortent pas eux-mêmes avec une adolescente, ou n’en ont pas l’intention, ou trouvent ça trop jeune, condamner les relations de ces hommes très âgés avec des filles d’une extrême jeunesse, c’est leur barrer inconsciemment la route, réduire leur champ des possibles, leur interdire une partie de l’horizon et de la gente féminine. Leur dire qu’ils ne sont pas assez désirables pour une génération de jeunes femmes dont les hormones travaillent déjà – ce qui est blessant pour le narcissisme. A la rigueur, qu’on leur dise qu’ils ne peuvent pas concrétiser, c’est plus compréhensible. Mais pas que ces filles ne peuvent pas les désirer pour de vrai. Ça, c’est trop blessant.

Bien sûr, la biologie n’est pas tout, sinon les vieux ne feraient plus l’amour (et on peut arguer que c’est à partir d’un certain âge seulement que l’on fait *vraiment* l’amour, une fois la dîme payée à la nature, une fois débarrassés des contraintes animales de reproduction, une fois que l’on est dans la rencontre d’âme à âme à travers le corps). Mais si l’on se fie à la biologie pure, qui explique une partie des choses mais jamais la totalité, on pourrait arguer que l’attirance d’un adulte envers une fille de 14 ans ne fait pas sens à première vue. Beaucoup de filles de cet âge sont à peine menstruées. Le pic de la fertilité ne survient que plus tard. Désirer une femme de 20 ans, d’accord. Mais 14, 16 ? Cela pourrait ravaler la chose au rang d’attirance malsaine. Cependant, il y a une nuance : une partie des adolescentes parassent plus âgées ; elles n’ont pas 20 ans mais les font, et l’on réagit naturellement à la vue d’une fille, pas à celle de la date sur son passeport. C’est peut-être dans ce piège que ces hommes sont tombés. Mais là encore, il y a un caillou : les hommes dont nous parlons dans le débat actuel pourraient amplement tomber amoureux d’une jeune femme de 20 ans, alors, puisqu’il n’y aurait pas de grande différence entre une fille de 20 ans et une fille de 15 ans qui en paraît 20 ; c’est même s’économiser un certain nombre d’ennuis et de contraintes. Pourtant, leur choix est porté de manière très systématique sur des filles adolescentes. Pas sur des filles de 20 ans. Ce qui laisse voir un parti pris. L’actrice Julia Roy, qui fait partie des accusatrices de Benoît Jacquot, ne dit-elle d’ailleurs pas qu’il fut « déçu » d’apprendre qu’elle avait déjà (!) 23 ans, après l’avoir repérée dans un amphithéâtre ? Il était attiré par elle, pourtant. Qu’est-ce qu’un chiffre peut bien changer à cela ? Rien. Mais il y a que ces hommes aiment le risque, et le fait de savoir qu’ils font quelque chose d’interdit et de réprouvé, que les autres hommes ne peuvent pas ou n’ont pas le courage de faire. 20 ans, ce n’est pas interdit. 15 ans, si.

Et surtout, il est un facteur, parmi les plus explicatifs à mon sens : si l’on enlève et qu’on ne garde que les filles qui font leur âge, pas celles qui font plus âgées, si l’on ne parle que de celles qui ont 15 ans et qui font effectivement 15 ans, la réponse se trouve ailleurs : l’adolescence féminine, bien que moins féconde que la jeunesse, apparaît à bien des hommes comme un butin.

Tout reste à vivre à cet âge. Une jeune fille de 20 ans a vraisemblablement déjà connu des hommes. Une fille de 14 ans, sans doute pas, pas autant. C’est là l’immense différence. Si la jeunesse est l’âge de la fertilité, l’extrême jeunesse est celui de l’immaculé. L’adolescence est donc un prix, un trésor, conscient ou inconscient, pour beaucoup d’hommes. Bien sûr, fascination ou admiration bien naturelle pour les charmes de la jeunesse ne signifient pas assouvissement. Mais cela reste, symboliquement, une période charnière. « Interdire » cette classe d’âge, interdire l’adolescence aux hommes, y compris ceux qui ne souhaitaient peut-être pas y piocher, c’est leur dire : vous n’avez pas droit au sel de la terre, à cette période de la vie durant laquelle une femme n’aurait connu personne d’autre que vous. C’est poser une limite à un rêve de toute-puissance et de conquête pionnière, parfois destructrice, qui anime bien des hommes ; c’est poser une limite à leur ombre mâle fondamentale – chaque sexe en a une – qui se rengorge du fait d’être le premier, le tout premier, l’homme nouveau posant son drapeau sur un territoire nouveau.

Dans un système comme le nôtre, par ailleurs, toujours orienté vers une forme de monogamie et donc d’absolutisme passionnel, on rêve que le compagnon soit vierge de tout passé, surtout quand c’est une femme, puisque court alors le danger qu’un enfant ne soit pas celui de son père – quand la menace inverse n’existe tout simplement pas : un enfant est toujours de sa mère. Je pourrais ajouter que c’est là une énième preuve que la nature plaide profondément pour un ordre matrilinéaire, où ces considérations sur l’historique amoureux et le « body count » des femmes sont absentes.

J’ai croisé dans le milieu de l’édition un authentique prédateur. Il était obsédé par la jeunesse des femmes, et j’ai entendu plus tard qu’à 20 ans déjà, il sortait avec des mineures de 14 ans. Mais pour l’avoir côtoyé – il avait alors presque 40 ans -, j’ai vite réalisé que cette attirance était le revers d’une obsession pour sa propre jeunesse qui filait. En discutant avec lui, en ayant accès à ses gouffres intérieurs et à l’ampleur vertigineuse de sa souffrance, on découvrait un homme prêt à tout pour arrêter le temps qui passe, d’une fragilité un peu grotesque mais surtout très triste, terrifié à l’idée qu’on lui donne son âge – alors qu’il était encore jeune, et que les hommes paraissent être bien moins jugés que les femmes sur ce facteur -, répétant sans cesse qu’on lui avait, dans le passé, volé des années de sa vie. Les quelques spécimens du même type que j’ai pu connaître semblaient eux aussi « bloqués » à un âge fantôme devenu l’ancrage de leur existence, traînant un retard et un sentiment d’exclusion de leur printemps. C’est un sujet que l’on explore trop peu souvent. Le revers d’une tragédie intime, sans doute. La jeunesse non vécue. D’après les nombreux articles désormais sortis sur l’histoire de Judith Godrèche, et de nombreux témoignages d’actrices, Benoît Jacquot était un homme coincé dans l’adolescence, se vivant comme un adolescent et désireux d’être reconnu comme tel par les vrais adolescents, terrifié par sa propre maturité. On peut du reste se demander quelles blessures – voire quelles agressions sexuelles dans l’enfance – ont chez lui présidé à ce sentiment.
Les gens les plus jeunes, qui sont tout à la vitalité de leur jeunesse, ne portent souvent pas de regard aussi névrotique sur l’âge. Ce sont les plus âgés qui se tourmentent et trahissent par ces attitudes la catégorie à laquelle ils appartiennent.

Les gens qui mûrissent normalement sont censés savoir se détacher de leurs peaux anciennes. A 30 ans déjà, aussi dynamique et excitable soit-on, 20 minutes passées dans un bus de lycéens dessine sur notre visage un irrépressible sourire amusé pendant le trajet face à ces créatures joufflues, bruyantes et sautillantes… pas finies. Dont on peut regarder avec tendresse la beauté et l’insouciance inaltérée, sans pour autant nourrir à leur encontre de quelconques desseins. Et s’il est naturel que la jeunesse et son cortège de charmes irréels fascine, attire, il y a une différence entre l’admiration, le désir et l’assouvissement. Il est indéniable que beaucoup d’hommes – et parfois de femmes – qui rompent ce fil fragile et sacré de la tendresse chaste envers l’extrême jeunesse, pour se saisir sexuellement de son innocence, là où nos instincts devraient nous engager à la protéger, présentent, comme les quelques individus décrits plus haut, de graves problèmes psychologiques. Mais est-ce le cas de tous ? N’existe-t-il pas parfois, dans ce vaste horizon de charniers, des âmes qui se rencontrent et s’aiment, au delà de leur âge ? Toute jeune fille de 17 ans est-elle forcément une sauterelle immature et sautillante, passive dans son désir ? A partir de quand peut-on se permettre de juger ? Et quand est-ce qu’un examen sincère du passé, avec les yeux de la maturité et du recul lucide, devient une réécriture malhonnête de l’histoire, destinée à protéger une certaine image de soi ou du monde ? Les deux cohabitent-ils parfois, fondant leurs motifs complémentaires en une cause commune ? Et dans quelle mesure ?

Dans le cas d’un homme comme Benoît Jacquot, si l’on se fie aux témoignages et choisit de les croire, la réponse serait évidente : le caractère d’emprise semble ne faire aucun doute. De même que dans bien d’autres exemples de réalisateurs de la même époque, qui d’ailleurs assumaient très ouvertement le fait que leur métier et les lumières d’artiste dont ils étaient auréolés, constituaient un alibi pour leur donner accès à de la « chair fraîche » qu’ils s’échangeaient entre eux comme on fait du trafic (voir les propos de Benoît Jacquot filmé par Gérard Miller).
Mais les autres ? C’est tout le risque d’une affaire de ce type : elle ouvre des portes pour toutes les autres victimes. Elle donne en revanche sa coloration de sang à toutes les relations calibrées autour d’une grande différence d’âge, impliquant un mineur.

Les condamnations de plus en plus fermes de la figure du pygmalion, sous la forme par exemple du réalisateur éprouvant le besoin de jouer le rôle de mentor, de tomber amoureux de ses actrices ou de faire tourner uniquement des femmes qu’il aime, posent également de grandes questions sur les limites de la création : qu’une personne lie le cinéma et l’amour, au point d’en faire une quasi condition, est-ce choquant ? Cette injonction au professionnalisme imperméable aux courants de l’existence est-elle tenable et surtout, souhaitable ?
Je ne suis pas pygmalion pour un sou – je suis une femme, je n’ai pas d’élèves que je forge, même si j’ai pu conseiller, modestement, d’autres écrivains, je n’ai été le maître officiel de personne – mais des muses, c’est-à-dire des sources d’inspiration, naturellement, j’en ai eues. J’ai la chance d’écrire et de ne dépendre de personne pour assouvir ma passion, de piocher dans la réalité ce qui me convient sans avoir à convaincre qui que ce soit de jouer le jeu, contrairement aux réalisateurs ayant à se dégoter des actrices, et je vois mal comment je pourrais circonscrire mes histoires d’amour au domaine purement intime, sans jamais en faire mention dans mes textes et mes poèmes. Je vois mal comment je pourrais écrire autrement qu’en exploitant ce qui me fonde et me bouleverse en tant qu’individu ; comment je pourrais m’interdire un choix impérieux – celui d’un sujet, d’un visage – au prétexte que la porosité entre l’art et la vie doit être limitée : seule la création qui découle d’une nécessité profonde peut dire des choses qui seront profondes, à leur tour ; seul un créateur qui s’aventure à dire ce que lui seul est capable de dire, ce qui vient du fond de son âme et constitue son grand message personnel, peut prétendre faire acte de création, et pas juste de présence. Je vois mal, surtout, en quoi la chose est toxique par elle-même. Ce sont les dérives qu’il faut accuser, élaguer, pas le phénomème de base.

Je suis convaincue qu’il peut exister un pygmalion positif, qui accompagne le courant d’une muse, et qui y est soi-même réceptif, sans jamais en altérer l’intégrité profonde ; qui transmet son expérience et laisse l’autre libre, sans jamais le modeler à son image, faisant de lui ce qu’il n’est pas. Il ne faut alors pas condamner cette figure, mais la transformer. Un peu comme le sculpteur écarte les scories du marbre pour révéler, sous le bloc grossier, la superbe statue qui dort à l’état de potentiel, il faut enlever une à une les écorces pourries du pygmalion pour que l’arbre prenne sa plus belle place.

Là encore, ces choses sont-elles de l’ordre de la justice officielle ou simplement du bon sens et de l’entourage, de l’approbation et de la désapprobation publiques qui donnent leur crédit à ce qui leur paraît sain et l’enlève à ce qui ne l’est pas, créant ainsi la pression sociale qui permet de faire honte aux prédateurs, leur faisant ouvrir la gueule et déposer gentiment leur proie sur le sol ? Faut-il une loi – rigide, forcément – pour purger la société de certains comportements d’individus qui abusent de nos libertés pour les détourner à leur profit, au lieu de donner au corps collectif toutes les armes et la lucidité qui permettront de ne pas tomber dans le piège de l’emprise, et d’y sensibiliser tous ses membres pour qu’ils sachent qu’un choix existe ? A partir de quand ne protège-t-on plus un individu de l’autre mais de lui-même, empiétant alors sur sa liberté de découvrir, parfois dans la douleur, des parts de lui-même qui doivent impérativement être vécues avant de pouvoir réellement être abandonnées ?

Les sociétés qui se régulent trop finissent par mourir, privées d’élan vital, prisonnières de l’illusion du risque zéro. Et l’on ne peut pas condamner la liberté de tous pour les dérives de quelques uns. Alors où poser la limite ? S’il n’est de justice réelle que celle du ciel, quand est-ce que la justice des hommes, son auxiliaire, peut-elle rentrer dans le jeu ?

En réalité, si beaucoup de gens voient dans les débats actuels sur l’emprise et la prédation sexuelle envers de jeunes personnes le début d’un dénouement et d’une résolution, je crois pour ma part que la vraie discussion, profonde et douloureuse, ne fait que commencer.

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Une femme peut payer très cher d’avoir dit non : diffamation préventive et autres sales méthodes (début février 2024) (archive)

Elisabetta Sirani, Timoclea Killing Her Rapist, 1659

Écrit début février 2024, publié sur FB le 26 février 2024.

Depuis que la parole de nombreuses de femmes se libère concernant des attouchements, des agressions sexuelles ou des viols, commis sur elles alors qu’elles n’avaient parfois même pas l’âge légal, des critiques s’érigent pour épingler certaines plaignantes qui se seraient laissées faire trop facilement, qui se réveilleraient 30 ans après un coït consenti et réécriraient leur passé en lui donnant des couleurs plus victimaires, qui auraient couché pour un travail ou un rôle, se seraient vendues pour un plat de lentilles en toute connaissance de cause et qui finalement n’assumeraient plus, préférant refaire le portrait d’un homme par voie médiatique ou judiciaire pour ne pas avoir à affronter le leur.

Si on ne peut nier que de tels spécimens féminins existent, parfois armés d’un cynisme n’ayant rien à envier à celui de certains hommes, on peut arguer qu’ils sont sans doute minoritaires (c’est en tout cas ce que suggéreraient les statistiques) et surtout, qu’ils ne doivent pas détourner du sujet principal, à savoir un système prédatorial dont l’existence a été mille fois prouvée, qui s’exerce sur des filles qui n’ont souvent rien demandé, à rebours de toute morale et de toute loi, et dans une impunité qui n’a que trop duré.

Faisons plaisir aux critiques : admettons que cet archétype de femme qu’ils dénoncent, arriviste, vénale, calculatrice ou lâche, qui trouve son compte dans ce système tant qu’il lui profite, admettons qu’il existe et qu’il soit légion. A en croire ceux qui émettent ces critiques, son versant positif serait donc incarné par une femme adulte, intègre, courageuse, autonome, qui aurait, elle, toujours les couilles de dire non, même quand cela lui en coûte, et de désamorcer les nombreuses ruses masculines mises en place pour arracher l’hymen du consentement.

Eh bien, cette femme existe, et en de très nombreux exemplaires.

Mais elle paie souvent très cher de rester droite dans ses bottes. Demandez aux femmes autour de vous, vous en trouverez au moins quelques unes qui sauront très bien de quoi il en retourne.

Dans le milieu personnel, ou professionnel, dans des contextes très différents, j’ai déjà été, et à plusieurs reprises, amenée à dire non ou à parler. Croyez-moi, ça se paie cash. A certains moments, je n’ai même pas eu besoin de formuler quoi que ce soit pour que l’injustice s’exerce déjà.

Mon premier job d’été de serveuse, à 17 ans, je l’ai perdu comme ça. Parce que le patron a voulu me prendre les mains dès le premier jour et tenter sur moi des rapprochements que j’ai déclinés, en lui expliquant poliment que je souhaitais seulement travailler, sans avoir de contacts tactiles avec lui. Je devais signer mon contrat dans les jours qui suivent. J’ai été gentiment remerciée, sous un prétexte que, dans ma grande candeur de l’époque, j’ai gobé sans plus de questions, et qui s’est révélé fallacieux quelques semaines plus tard quand je suis tombée par hasard sur la vraie patronne, qui n’était au courant de rien et m’a révélé sans le savoir la vérité. Avec le recul, tout cela me frappe comme une évidence.

A plusieurs reprises dans ma vie, j’ai également été victime de ce que j’aime à nommer depuis de nombreuses années de la diffamation préventive.

Dans l’enfance, j’ai subi de légers attouchements (non génitaux et qui ne m’ont pas traumatisée) par un garçon un peu plus âgé que moi – mais qui était aussi un enfant – et qui, sans doute par crainte que je n’aille me plaindre, et pour se prémunir des éventuelles conséquences de cette prise de parole, a préféré prendre les devants et raconter à son responsable légal que je lui avais sauté dessus. Moi, à 8 ans, avec mes petites couettes blondes, j’avais sauté sur ce quasi adolescent me dépassant de plusieurs têtes, au point que le pauvre craigne pour son intégrité, donc. Je ne l’ai appris que des années plus tard. Et j’ai alors compris pourquoi certaines personnes de notre entourage commun semblaient distants et méfiants avec moi. Ce n’est qu’alors que ma version des faits a pu être donnée. Mais malgré toutes les évidences, le ciment des liens et des fidélités de longue date, avec parfois les vanités et les nécessités vitales qui y sont attachées, avait joué son rôle et le vernis avait séché. Je n’ai aucun regret à ce sujet – ces situations font le tri – mais c’est un fait.

Avant mes 20 ans, je suis tombée sur des connards qui m’ont utilisée et abreuvée de promesses sans avoir la moindre intention de m’aimer, par exemple pour rendre jalouse une ex petite amie ou essayer de satisfaire une faim sexuelle rapide (les pauvres ont été déçus : je ne me donne pas comme ça), et qui bien sûr pour se laver d’avance de leurs forfaits, m’ont quittée en prenant soin de jeter quelques billes diffamatrices à mon sujet – folle, hystérique, coincée – rien de très grave, juste de petits mensonges fondés sur rien pour ne pas qu’on sache qu’ils avaient agi comme des trous du cul et pour ne pas avoir à assumer la réprobation sociale répondant à leur attitude ; pour être sûrs que la planche soit savonnée d’avance au cas où j’aurais eu la moindre intention de dire à tout le monde la vérité sur leur petite personne et leurs agissements (le plus drôle étant que cela n’était pas spécialement dans mes plans : j’étais même trop naïve à l’époque pour voir qu’on s’était joué de moi ; je me demandais plutôt ce que j’avais fait de mal). C’est seulement des années plus tard que j’ai fait le lien et compris les raisons de cette méchanceté, qui m’était apparue à l’époque comme totalement gratuite et incongrue, moi qui avais tout donné sans réclamer grand chose, m’étais faite toute petite par peur de perdre l’être aimé, et avais longuement cherché quelle pouvait bien être ma faute.

Au début de ma vingtaine, dans le milieu de l’édition, j’ai également eu affaire à un fou qui n’était pas seulement pervers avec les femmes mais aussi avec les hommes, inventant des mensonges et des histoires à dormir debout sur un peu tout le monde, brisant au passage des amitiés et sans doute aussi des carrières. Evidemment, toutes les femmes qui avaient travaillé pour lui étaient folles, hystériques, psychologiquement atteintes. Il s’était brouillé avec tout le milieu et racontait des horreurs sur chacun, là encore afin de supprimer préventivement toute crédibilité à ses victimes. Dieu merci, finalement, tout le monde savait plus ou moins qui il était et ce qu’il faisait, les gens se sont réunis, les récits se sont recoupés, la vérité a éclaté au grand jour. Mais il a sévi un certain temps avant cela. Et il est possible que la nouvelle ne soit pas arrivée aux oreilles de tout le monde. Que certains de ses mensonges courent toujours, avec dans leur sillage un cortège de malentendus, de préjugés et de réputations injustement atteintes. Je n’ose imaginer le nombre de carrières brisées et de destins détruits, dans certains milieux, par la faute de prédateurs de cette espèce.

Et si je crois à la vertu de la vérité qui se suffit à elle-même et qu’il faut vivre jusqu’au bout, de l’acte juste qu’il faut commettre quoi qu’il arrive, quoi qu’il en coûte, je ne peux pas ne pas éprouver de compassion pour tous ceux (et surtout celles, dans le cas présent) qui ont craint pour leurs rêves et leur destin, et n’ont pas trouvé la force et la foi de dire non.

Autre histoire de ce type avec un misérable mecton qui me faisait une drague insistante, en dépit de mes multiples refus, et prenait des polaroids de femmes à moitié à poil dans son appartement parisien en se prenant pour un photographe. Il avait raconté à une fille, avec laquelle j’avais un vague lien ‘amical’ sur les réseaux sociaux, que j’avais dit des horreurs sur elle, raconté qu’elle était une escort (ce qui était bien sûr faux). Sans doute car il la draguait aussi parallèlement ou consécutivement (ce que j’ignorais évidemment) et parce qu’il n’avait pas supporté que je raconte à cette dernière qu’il en pinçait pour moi (le contexte de notre conversation justifiait cette confidence), ruinant peut-être sa relation ou ses tentatives d’approche avec elle. Cette fille n’était en réalité pas bien disposée à mon égard même si elle affichait un masque sirupeux : elle tapait des crises de jalousie sur moi à son mec (d’après ce dernier lui-même) et a tout fait pour foutre le bordel entre d’autres garçons et moi, notamment des garçons qu’elle avait ‘connus’, sans doute par jalousie rétroactive. Elle ne s’est donc pas faite prier pour croire cet imbécile, sans preuves aucune, et a opportunément saisi cette perche pour relayer ces mensonges, ainsi que quelques autres de son invention, s’adonnant à de la diffamation virtuelle à mon encontre, ayant en plus le toupet d’inverser les rôles et de raconter que je la harcelais (la pauvre a même menacé de « porter plainte » : ce qu’elle n’a jamais fait. Contre qui et contre quoi ?!).

Les exemples sont innombrables. On peut y passer la nuit.

Je me considère pourtant très loin d’avoir traversé le même calvaire que d’autres femmes, avec viols, harcèlement ou agressions très graves. J’ai le sentiment de ne donner ici que des illustrations assez anodines.

Toutes les femmes doivent en avoir dans leur besace, de ces pitoyables histoires qui démontrent que parler se paie cher, et que même se taire ne protège de rien. Demandez-leur. Combien connaissent désormais parfaitement bien l’étiquette de folle ou d’hystérique, qu’on colle de manière mensongère sur toutes les femmes dont on veut décrédibiliser d’avance la parole comme on désamorce un danger ? Hystériques, certaines femmes le sont, sans aucun doute. Beaucoup d’autres non.

Eh oui, les hommes qui agissent mal ont beau être souvent régis par les plus violentes pulsions, ils n’en sont pas pour autant totalement débiles : ils savent qu’ils ne sont pas toujours dans leur droit et que ce qu’ils font risque de se savoir. En sueur, ils s’arrangent donc pour que le scandale n’arrive pas. En diffamant préventivement, en écartant celles et ceux à qui ils ont fait du mal, en les éloignant du micro autant que faire se peut ou en leur coupant tout simplement la langue.

Rien n’est plus redouté qu’une femme qui parle. La rumeur et le verbe constituent la grande force féminine, face au muscle de l’homme. Et si le versant sombre en est la médisance et le commérage, la parole est l’arme majeure des femmes pour se protéger entre elles, en partageant notamment leurs expériences et en avertissant les autres au sujet de certains individus ou dangers auxquels elles ont été confrontées. Il y a une raison pour laquelle, du reste, de Tristane Banon à Shakira, en passant par Valérie Trierweiler, les femmes qui parlent sont haïes et tournées en ridicule par bien des hommes, tandis que celles qui collaborent de par leur silence avec les pires égarements masculins sont érigées en exemple de dignité. Dignité. C’est le terme. C’est celui-là. Qu’on emploie pour glorifier celles qui avalent toutes les couleuvres sans rien dire et protègent l’ordre établi, ou pour faire honte à celles qui ne mangent pas de ce pain-là, qui s’épanchent, et osent croire que leurs petites confessions de bonnes femmes utilisées, manipulées, trompées, malmenées, peuvent intéresser qui que ce soit. Une femme digne, ou indigne, c’est bien souvent juste une femme qui se tait, ou qui à l’inverse parle de ce qu’on lui a fait, et rien d’autre que cela. Et d’ailleurs, comme nous l’avons montré : se taire ne protège d’ailleurs souvent de rien, de même que faire profil bas. La femme qui en a trop vu, et qui promène de par sa simple existence la menace d’une révélation potentielle, sera de toute façon éliminée ou salie préventivement, qu’elle ait eu l’intention de parler ou pas.

Qui se souvient des calomnies et des moqueries du grand public à l’encontre de la femme de chambre Nafissatou Diallo, lorsque cette dernière a porté plainte contre DSK pour viol, et ce sans savoir quoi que ce soit de cette affaire (qui s’est finalement conclue par un arrangement financier), transformant la présomption d’innocence de l’accusé en présomption de mensonge de la part de la plaignante, et préférant imaginer un complot plutôt qu’une éventuelle culpabilité, avec le renfort d’attaques innommables sur son physique ou sa couleur de peau ? Elle n’avait même pas écrit de livre, comme l’ont fait Tristane Banon, ou Marcela Iacub, à propos du même homme, qui a finalement été lié à de très nombreuses affaires de ce type. Qui se souvient de Denise Bombardier, traitée de tous les noms, à commencer par mal baisée, et, de son propre aveu, blacklistée par le milieu littéraire français, pour s’être indignée face à un Gabriel Matzneff qui racontait goguenard son goût des très jeunes personnes, et qui ne se cachait pas dans ses livres de sodomiser des gamins de 8 ans ? Qui se souvient de Lio, qui raconte également avoir été blacklistée, traitée de tous les noms et surtout d’opportuniste, pour avoir défendu sur les plateaux télé sa meilleure amie, Marie Trintignant, morte sous les coups de son compagnon Bertrand Cantat, chose que personne n’ignorait pourtant ? Tu parles d’une opportunité de carrière.

Si ce monde reproche à certaines femmes d’avoir parlé trop tard, qu’a-t-il fait de celles qui ont parlé, et qui l’ont fait tout de suite ? De la cendre, voilà la vérité. Ce qui explique au moins un peu les réticences de certaines femmes à s’exprimer, ou leur lenteur à faire certaines démarches. A part quelques mythomanes ou masochistes pathologiques, peu de femmes se jetteraient dans un tel bourbier sans avoir de très bonnes raisons de le faire. Et contrairement à ce que l’on croit, il est beaucoup plus nocif que bénéfique pour une carrière de se manifester comme plaignante. Ne serait-ce que parce qu’on ne sera jamais que cela dans le regard des autres : une plaignante. Surtout si on était peu connue avant cet épisode. Vous en connaissez beaucoup, des actrices qui se sont mises (ou remises) à tourner abondamment parce qu’elles ont accusé Depardieu ou Weinstein, ou je ne sais qui d’autre ? Même quand les peines ont été prononcées, que l’histoire leur a donné raison, elles gisent sur le trottoir de leur profession comme de la marchandise usagée. Femmes à problèmes, misandres, hystériques, Lilith insupportables et inemployables. Voilà ce que ça coûte de parler.

Il y a aussi le chantage (au suicide, à la violence, qu’importe), les menaces directes de griller quelqu’un s’il refuse des avances (l’une des actrices ayant dénoncé le réalisateur Benoît Jacquot assure par exemple que c’est ce qui lui est arrivé). Les méthodes sont nombreuses. Elles ont la même finalité : obliger, amadouer, décrédibiliser, désamorcer, exercer son emprise.

On aime se demander pourquoi certaines femmes n’ont pas su dire non. Mais l’autre question qui se pose, inconfortable je l’admets, est la suivante : celles qui ont su dire non, et refuser ce qui leur faisait violence, ont-elles toujours reçu leur dû en conséquence ? Car mis à part un peu de bon karma et l’orgueil de sa propre intégrité, il ne leur reste souvent pas grand chose d’autre que leurs yeux pour pleurer.

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Allie X, le génie provocant

A l’occasion de la journée de la femme, après avoir parlé d’une poétesse inconnue, Louisa Siefert, je voulais mettre en lumière une artiste que je trouve géniale, au sens pur : Allie X. Et qui mérite d’être bien bien plus connue. De son vivant si possible.

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Louisa Siefert, rayons éternels

Louisa Siefert

Louisa Siefert, poétesse aujourd’hui méconnue, aimée et respectée de son vivant par les plus grands (Arthur Rimbaud, Victor Hugo..), morte très jeune, à seulement 32 ans, après avoir été toute sa vie malade et privée d’envol, et qui a trouvé force dans la foi, nous a laissé parmi les plus beaux poèmes sur la vie et la spiritualité (religieuse également dans son cas, protestante précisément).

Cette femme, qui a si peu vécu, écrit à l’époque où les femmes n’avaient que peu de place en littérature, connu essentiellement une vie de douleurs et d’épreuves, a offert dès son plus jeune âge des poèmes d’une luminosité profonde. C’était une vieille âme qui semblait avoir déjà tout compris de l’existence et des passions humaines.

Tous les bons écrivains et les bons humains sont un peu androgynes, capables de sensibilité, d’émotion, d’exaltation, aussi bien que d’intelligence, de force, de courage face à la vérité profonde ; ayant de la femme le sens charnel de la matière et des hommes l’esprit.

Siefert fait partie de cette caste de femmes abouties, comme Colette, Marguerite Yourcenar, Christiane Singer, Jacqueline Kelen, Lou Andreas Salomé, Anne Dufourmantelle, Sei Shōnagon, et tant d’autres, qui se sont érigées au dessus de la simple femelle – de la même manière que des hommes se sont érigés au dessus du simple mâle -, qui ont ce que le père de Simone de Beauvoir appelait un « cerveau d’homme » et savent adjoindre à l’émotion – trésor des femmes – une immense sagesse, une lucidité, une force, une dignité, qui ont le sens de la vérité et le courage de l’affronter, ne font pas de manières et n’ont pas cette malhonnêteté poseuse, cette superficialité complaisante ou auto-complaisante, ces illusions de sainte-nitouche qui fragilisent tant de femmes en littérature.

On sent chez elles l’esprit, le sens de la camaraderie, l’audace entreprenante, l’incapacité à se jouer des autres ou de soi-même, à se défiler devant la vérité, et le courage de la force. Elles sont l’opposé des poétesses et intellectuelles un peu nunuches qui veulent le beurre de la facilité et des illusions, et l’argent du beurre du talent, ont l’émotion sans la profondeur, ne sont pas sensibles mais fragiles – selon la distinction opérée par Jacqueline Kelen entre les deux -, sont prisonnières de la matière sans pouvoir accéder totalement à l’esprit et ne peuvent donc jamais se placer à hauteur de génie. Elles ne sont pas non plus de pâles copies des hommes : elles ont une inimitable dimension féminine, elles en ont la douceur maternante, l’humilité rassérénante et guérisseuse ; elles ont des hommes la force et la liberté. Leurs mots sont des rayons bienveillants qui viennent réchauffer l’âme. Elles sont en fait la plus haute espèce de la femme.

Vivere Memento est l’un des plus beaux poèmes jamais écrits. Son meilleur à mon sens. Il est issu d’un recueil, Rayons perdus, de 180 pages (disponible ici sur Gallica), sorti lorsque Louisa Siefert n’avait que 23 ans.

La vie est si souvent morne et décolorée,
À l’ennui l’heure lourde est tant de fois livrée
Que le corps s’engourdit,
Et que l’âme, fuyant les épreuves amères,
S’envole et vient saisir à travers les chimères
L’idéal interdit.

On trouve ainsi l’oubli des autres, de soi-même,
On n’est plus de la terre, on plane, on rêve, on aime,
Toute chose est à vous ;
La notion du vrai si bien est renversée
Que, dans vos doigts, les fils, dont la vie est tissée,
Semblent soyeux et doux.

Sondant imprudemment ce que Dieu vous dispense,
On veut que tout travail porte sa récompense
Et tout arbre son fruit.
On repousse un devoir humble, austère ou stérile,
Et cette paix factice à la fin vous exile
De ce monde de bruit.

On meurt en peu de temps lorsqu’on vit cette vie ;
Cette ivresse d’esprit du sommeil est suivie.
On s’éveille au tombeau.
Plus charmeresse encor que la mélancolie,
Comme un souffle léger cette douce folie
Éteint votre flambeau.

Si jamais âme humaine a goûté ce vertige,
Et, semblable à la fleur arrachée à sa tige
Que soulève le vent,
Si jamais un esprit a délaissé la terre,
Ce fut moi, dans les jours où j’aimais à me taire
Pour m’en aller rêvant.

Que de fois je mentis à ma propre souffrance,
Alors que s’élançait au loin mon espérance
Fraîche et riante encor !
Que de fois ce semblant de liberté bénie
A brillé dans ma nuit obscure, indéfinie,
Avec des rayons d’or !

Et pourtant, non ! malgré sa lueur scintillante,
Son prisme éblouissant, cette flamme brillante
N’était pas la clarté.
Ce leurre décevant, qui vient et se retire,
Décuple en vous trompant le sévère martyre
De la réalité.

Car la loi de la vie est sérieuse et grave ;
Comme le temps au front met la ride et la grave
Avec son sûr couteau,
Ainsi profondément dans notre âme indécise
Inscrivons ces deux mots de latin pour devise :
Vivere memento !

Oui, souviens-toi de vivre ; oui, malgré la tempête
Ne t’abandonne pas, ne courbe pas la tête,
Résiste, espère, crois !
Ne fuis pas, âme triste, aux sphères inconnues,
Mais, labarum sacré ! si tu sondes les nues,
Vois-y luire la croix !

Dieu t’a donné le corps pour prison sur la terre,
Il t’astreint à l’épreuve, à la souffrance austère,
À la misère, au deuil.
Le premier cri de l’être, arrivant en ce monde,
Est un cri de douleur, dont l’angoisse profonde
Ne finit qu’au cercueil.

La vie est un combat sans repos ni relâche.
Lutte donc vaillamment. Le désespoir est lâche :
Dieu hait la lâcheté !
Chaque jour il nous rend par un nouveau prodige
La force et la vertu, mais de nous il exige
La bonne volonté.

Il est dans sa bonté ton secours, ta ressource,
De toute chose il est la fin comme la source,
Le but et le moyen.
S’il t’a donné la vie avec devoir de vivre,
Quand le joug est trop lourd, lui-même te délivre
Et te sert de soutien.

Marche donc devant toi d’un cœur content et brave,
Laisse aux faibles l’oubli qui restreint et déprave,
Vis et sache pourquoi !
Vis par le dévouement, vis par le sacrifice,
Vis par la vérité, par la pure justice,
Vis aussi par la foi !

Vis par la liberté, par la joie et les larmes,
Vis par l’art créateur qui des maux fait des charmes,
Par le divin espoir ;
Vis par la charité, vis par la patience,
Par l’amour pur, vainqueur de l’âpre expérience,
Et vis par le devoir !

Vis et marche en avant, forte de la pensée
Que la vie éternelle est pour nous commencée
Dès notre premier jour,
Et que Dieu qui te voit, Dieu, le Saint et le Juste,
Promet à ton travail la récompense auguste
De son immense amour !

— Hélas ! je t’entends bien, voix chrétienne et stoïque,
Tu me montres le but idéal, héroïque,
Que mon âme comprend.
Mais la force me manque et parfois le courage ;
L’étoile disparaît derrière le nuage
Et le doute me prend.

Comme un cheval ardent couvre son mors d’écume,
En stériles efforts tristement je consume
Mon jeune sang qui bout.
Mes pieds se sont meurtris aux pierres de la route,
La bataille perdue est changée en déroute
Et je me sens à bout.

Je songe et je regarde, ô vanité bornée !
Que sont les jours de l’homme et qu’est sa destinée
Devant l’éternité ?
Ce qu’est l’herbe jetée au gouffre formidable,
Ce qu’est ce monde-ci perdu dans l’insondable
Et dans l’immensité !

Seigneur, qui restes seul immuable et paisible,
Que suis-je, atome vain de ce globe invisible
Pour m’adresser à toi ?
Hélas ! j’ai tant souffert, console-moi, mon Père ;
Viens secourir l’enfant qui ploie et désespère ;
Éternel, réponds-moi !

Je laisse aussi ici les derniers vers de « Marguerite », poème où elle parle de sa douleur de toute jeune femme malade qui ne pourra jamais avoir d’enfant. Et qui avait bouleversé un certain Rimbaud…

« Mais pourquoi tant choyer cette folle chimère ?
Jamais on ne dira de moi : C’est une mère !
Et jamais un enfant ne me dira : Maman !
C’en est fini pour moi du céleste roman
Que toute jeune fille à mon âge imagine.
Du bouquet effeuillé je n’ai plus que l’épine,
La brise s’est changée en ouragan glacé :
Ma vie à dix-huit ans comprend tout un passé.« 

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