A propos de la polémique Sylvain Tesson / le Printemps des Poètes

Ecrit et publié le 19 janvier 2024 à 18h sur FB.

J’ai lu la tribune « Nous refusons que Sylvain Tesson parraine le Printemps des poètes », publiée dans Libération le 18 janvier 2024, et signée par plus de 600 poètes, éditeurs, libraires, acteurs de la scène culturelle française, etc, etc, qui considèrent leur cible comme une « icône réactionnaire ».

Je ne vais pas m’attarder sur cette histoire, je ne fais que passer.

Deux passages ont cependant attiré mon attention dans ce texte. D’abord celui-ci :

« (…) des sommes considérables issues de l’argent public sont allouées au Printemps des poètes, pour une activité concentrée essentiellement sur une manifestation de deux semaines. L’argent public engage à servir le public et non des prises de positions politiques personnelles de la direction, surtout quand celles-ci sont antidémocratiques. »

Ces individus sont tellement habitués à exercer depuis des années, des décennies même, un véritable magistère moral sur le monde culturel, qu’ils ne se donnent même plus la peine d’être cohérents ou de justifier leurs propos par des arguments réels qui ne soient pas juste des poncifs sans fondement. Ont-ils seulement ouvert un dictionnaire ? Savent-ils ce qu’est une démocratie ? Et par conséquent, des prises de position « antidémocratiques » ? Si jamais Tesson a défendu des valeurs « antidémocratiques », pas la moindre preuve n’en est apportée dans cette tribune. Le mot est juste lancé, comme ça, un peu comme l’enfant qui ressort à sa sauce et sans en connaître le sens des expressions et des termes, au hasard de son imagination, parce qu’il les a entendus ailleurs et que ça sonnait bien. Selon le Robert, voici la définition d’une démocratie : « Forme de gouvernement dans laquelle la souveraineté appartient au peuple ; État ainsi gouverné. ».

Pour rappel, ces gens sont censés être des poètes, des écrivains, des éditeurs, des libraires, bref, des individus dont on pourrait attendre qu’ils maîtrisent a minima la langue française et connaissent le sens des mots les plus basiques, en particulier ceux qu’ils utilisent pour en faire le pilier d’une tribune…

Surtout, cela fait des années que la « culture » subventionne avec l’argent public des oeuvres à la qualité souvent très contestable, répondant à une idéologie « de gauche » parfois assez marginale si l’on se fie aux sondages et aux votes, et ça, ça n’est visiblement pas antidémocratique du tout selon les signataires de cette tribune, pas plus que ça ne manifeste des prises de position personnelles de la part des décideurs. Pas plus qu’essayer d’empêcher dans le milieu littéraire l’expression d’opinions qui sont en réalité assez répandues dans la population. Pourtant, c’est la définition même d’un acte anti-démocratique. Mais à force d’avoir bénéficié d’un véritable entre-soi hégémonique dans le milieu culturel, qui leur a donné l’illusion de constituer une majorité, ces gens ne réalisent même plus qu’ils ne sont pas la voix du peuple, qu’ils ne l’ont jamais vraiment été à notre époque. Ils en viennent à concevoir leurs positionnements comme neutres par essence, ce qui en dit long sur le véritable et scandaleux privilège dont ils jouissent et dont ils semblent parfaitement inconscients. Ils ne voient pas l’ironie criante au centre de laquelle ils se trouvent. Est-ce parce qu’ils sont véritablement ignares (jusqu’à ignorer le sens des mots les plus basiques) ? Est-ce parce qu’ils vivent depuis des années dans l’impunité de leur censure, protégés par le système auquel ils appartiennent et qui a les pleins pouvoirs sur le milieu culturel ? Et que cet entre-soi les a rendus intellectuellement paresseux, car ils n’ont de comptes à rendre qu’à ceux qui sont déjà acquis à leur cause, et qu’ils savent que leurs inepties passeront de toute façon comme une lettre à la Poste, parce qu’entre copains, on se comprend ? Ou est-ce un peu de tout cela ? Car pour accéder aux places fortes de ce milieu culturel, il faut avant tout bien souvent montrer patte blanche sur un plan idéologique, ce qui a sans doute fait entrer dans le jeu une horde d’apparatchiks qui sont moins là pour leur talent ou leur intelligence (il suffit de voir ce qui est subventionné pour se rendre compte que ce n’est pas toujours fameux) que pour leurs idées (qu’elles soient sincères ou feintes), leur présence massive permettant de gonfler et de cimenter une hégémonie politique qui se veut sans partage. De la bonne vieille guerre culturelle, quoi. Ce positionnement pourrait être à la fois la marque d’une envie sincère d’abolir de l’espace public tout ce qui n’est pas soi, fréquente chez les esprits puristes et totalitaires portés par une forme de nihilisme. Cela pourrait aussi être, plus trivialement, le témoignage d’un mécanisme moins glorieux fondé sur le ressentiment, la compétition exacerbée et le désir d’exclure des concurrents, ou parce qu’ils sont plus dangereux et talentueux que soi, ou parce que leur nombre est trop élevé pour qu’on se sente capable d’assurer sa place en de telles conditions.

Ceux qui connaissent les travaux de Peter Turchin le savent : l’histoire est faite de cycles ; et aux périodes de prospérité économique, qui permettent par exemple à beaucoup de gens d’accéder à des études supérieures, succèdent souvent des périodes marquées par ce que Turchin nomme la « surproduction des élites », lorsque les nombreux individus ayant fait des études se trouvent justement trop nombreux pour les postes à pourvoir, l’offre étant bien plus élevée que la demande, ce qui a pour conséquence une compétition accrue, et une paupérisation des professions concernées. Et là, je ne sais plus si c’est Turchin qui émet cette conclusion, ou si c’est moi qui extrapole (et de toute manière, la chose me semble tellement couler de source que j’imagine qu’elle a déjà été pensée et écrite par d’autres), mais lorsque cette situation advient, consciemment ou inconsciemment, des mécanismes d’exclusion de la concurrence se mettent en place. Ils sont d’autant plus sévères que chacun pense jouer sa survie : ce qui est « autre », y compris idéologiquement, nous menace donc bien davantage qu’en temps de prospérité. La chose se joue sur plusieurs tableaux. La politique en est un, mais il y en a bien d’autres, les modes d’expression par exemple : puisque nous parlons ici de poésie, certains remarqueront l’indigence d’une partie de la poésie contemporaine plébiscitée par le milieu littéraire actuel, l’étonnante et totale mise à l’écart du vers (alors que ce dernier demeure pourtant ce qu’il y a de plus apprécié chez la plupart des lecteurs, qui continuent de citer comme références les grands poètes : Baudelaire, Hugo…) et la forte mise en avant d’une forme d’hermétisme (alors que cette poésie ne plaît qu’à très peu de gens et suscite même les quolibets de beaucoup de lecteurs). Nous avons là un exemple de mécanisme d’exclusion, qui permet de ne réserver les honneurs du milieu qu’à une petite partie de ceux qui y prétendent (attention, je ne dis pas que tous ceux qui aiment ce type de poésie cherchent à dessein à exclure, ou qu’ils ne sont pas sincères. Simplement que ce mécanisme existe chez un certain nombre d’individus, suffisamment pour que cela produise un effet). Pour la politique, de nos jours, il faut plutôt être de gauche (en tout cas de ce qui est identifié comme une forme de gauche officielle), cela va sans dire. Mais c’est trop facile, cela ne suffit plus. Il faut donc aller encore plus loin et être d’une gauche très radicale dont les concepts et les alphabets sont de plus en plus abstraits pour l’ensemble de la population. Ce qui réduit le vivier d’individus admissibles, qui nourrissent vraiment ces opinions ou qui sont prêts à s’adonner à une zumba encore plus frénétique pour donner des gages au milieu et faire croire qu’ils sont du bon côté. Là encore, je ne dis pas que tous ceux qui cultivent ces positionnements politiques le font de manière intéressée, de même que je ne pense pas que tous les puristes idéologiques le sont forcément dans un but direct d’exclusion. Je dis simplement que ces mécanismes existent chez un certain nombre de gens, et qu’ils sont une des pistes à prendre en compte.

Un deuxième passage m’a causé cet étonnement qui n’en est plus un, et pour lequel il faudrait inventer un mot : lorsqu’une assertion nous surprend, parce qu’elle est brillante de mauvaise foi ou de bêtise, mais qu’on se rend compte à l’instant d’après, sur l’air du « mais à quoi est-ce que je m’attendais ? », avec une certaine résignation, qu’elle s’inscrit dans une continuité du désastre qui en fait la chose la plus prévisible au monde.

La tribune reproche notamment à Sylvain Tesson d’avoir déclaré, « tout sourire », au journal L’Express, à propos du Coran : «Si vous voulez faire peur à vos enfants, ne leur lisez pas les contes de Grimm, mais certaines sourates du Prophète !»

En 2024, au XXIème siècle, dans un pays, que dis-je, une démocratie, qui autorise le blasphème depuis plus de deux siècles, et qui reconnait comme des fondamentaux le droit de critiquer la religion et la liberté d’expression, on cherche encore ce qu’il y a de choquant dans le fait d’émettre un point de vue critique et sarcastique sur un texte religieux. Et ce d’autant plus que de nombreux journaux de gauche, comme Charlie Hebdo, ont fait de ce parti pris l’un des piliers de leur orientation éditoriale.

Il y a que les textes des religions monothéistes contiennent des passages violents, et l’islam est loin de nous donner de la petite bière en la matière. Ces gens semblent l’apprendre. Mauvaise foi, naïveté, bêtise, déni ? On ne sait pas trop ce qui peut pousser un être humain intellectuellement fonctionnel à voir l’évidence sans jamais la percuter, un peu comme un nageur trouverait le moyen de sauter sur le rebord de la piscine plutôt que dans le large bassin étendu devant lui.

La question n’est pas de savoir si ce que dit Tesson les dérange, ou les sort de leur apathie béate et approbatrice, la question est de savoir si ce qu’il dit est vrai. Et ça l’est. Au point où d’ailleurs, des voix s’élèvent, y compris parmi les religieux, pour défendre une recontextualisation, voire une expurgation de certains passages jugés obsolètes de nos jours. Qu’y-a-t-il de choquant par conséquent ? Quel péché Sylvain Tesson a-t-il commis ? Comment peut-on à ce point faire preuve de mauvaise foi, pratiquer le deux poids deux mesures, et se croire en plus défenseur de la démocratie quand on veut en étouffer l’un des poumons, à savoir la liberté d’expression et de critique des religions ?

On tombe de l’armoire quand on se dit que la gauche a été anticléricale pendant des siècles, pour qu’une bonne partie de ses représentants actuels – et pas les meilleurs – se retrouvent aujourd’hui à baisser leur froc devant l’islam, dans une incohérente volte-face visible comme l’éléphant dans un magasin de porcelaine, mais dont l’étonnante absurdité ne semble pas percuter le moins du monde les rédacteurs et signataires de cette tribune.

On m’a signalé que Tesson aurait eu des amitiés pas forcément nettes, que des choses le condamneraient, même si d’autres personnes m’ont aussi donné autant d’éléments allant dans le sens inverse. Admettons. Je ne suis pas favorable à la censure ou l’exclusion d’un écrivain mais je considère bien sûr qu’il y a des limites à ne pas franchir : un poète néo-nazi par exemple, me paraîtrait être un choix inconcevable, surtout de son vivant (on peut lire un écrivain comme Céline et l’honorer une fois mort, tout en gardant une distance critique sur ses égarements). Si Tesson a franchi de graves limites, qu’on le dise et qu’on juge sur pièces. Mais cela, à aucun moment la tribune n’en fait mention. Elle se contente de balancer des poncifs, ou de dénigrer sans vraie solidité argumentative. C’est là le problème. Sylvain Tesson y est brocardé d’extrême-droite, ce qui équivaut à le traiter d’enfant du IIIe Reich. Pour quelle raison et en quel honneur ? Nous voulons savoir et nous voulons des preuves. Aucun débat de fond n’a été ouvert par cette tribune, aucun élément à charge n’a été fourni.

Ces dernières années, un vrai changement s’opère dans le paysage intellectuel et culturel. Une plus grande diversité d’opinions s’exprime, petit à petit. On peut dire que cette liberté vient avec son lot d’outrances, parfois dangereuses, je ne dirais pas le contraire (et avec un peu de chance, ces dernières perdront de leur charme à force d’être banalisées). On peut dire en revanche que le corset s’est desserré. Et que la liberté, qui ne vient jamais sans risques, n’en demeure pas moins nécessaire dans un pays de gens libres et adultes.

On peut se réjouir, en accédant à la liste des dits signataires, de constater qu’il doit y avoir deux-trois noms à tout casser qui soient vaguement connus (Chloe Delaume, Nancy Huston, Kiyémis). Le reste ? De l’anonyme au kilomètre. C’est plutôt rassurant. En d’autres termes ? Les chiens aboient, la caravane passe. Avec une facilité étonnante. Car une fois que les premiers noeuds se sont défaits, la chape tombe d’elle-même. Pour connaître un peu ce milieu artistique, littéraire, intellectuel, culturel, je sais que parmi ceux qui le font vivre, beaucoup n’ont jamais approuvé l’atmosphère anxiogène de censure et d’autocensure de ces dernières années, pas plus que les idées officielles en vigueur. Certains ont pris position : ils en ont payé le prix, ou ont obtenu les lauriers de la rareté et du courage, mais ils ont dans tous les cas aidé à ouvrir les premières brèches. D’autres ne s’en sont pas mêlés, par désintérêt pour la chose, par opportunisme, par lâcheté, ou par peur de perdre sa place et sentiment d’impuissance. D’autres encore ont essayé d’arbitrer comme ils le pouvaient entre leurs idées et les contraintes du milieu, d’agir intelligemment et stratégiquement, d’élargir ce qui était ouvert. Mais maintenant que les premières échancrures ont été taillées dans la forteresse, il se passe un miracle : beaucoup de petits soldats sortent du bois. Les mêmes qui se sont tus pendant des années, ou qui ont protesté à basse voix, mais qui n’en pensaient pas moins, au point où en venait à douter de leur existence et de leur poids, se révèlent au grand jour maintenant qu’un peu de lumière se fait. Ils n’ont pas forcément été en première ligne, ils ne savaient pas toujours comment se rendre utiles, mais ils ont encouragé l’effort et fourni des vivres et des munitions à ceux qui sont descendus dans l’arène ; ils ont eux aussi agi à leur manière. Tant et si bien qu’une fois les premières percées effectuées, ils peuvent maintenant se mêler à l’action. Bien sûr, il y a aussi la juste dose d’opportunistes ou de résistants de la 25e heure, cela va sans dire. Mais il y a aussi des gens qui ont participé, à leur échelle, à faire changer les choses, qui l’ont fait sincèrement et humblement. La conséquence de ce déferlement soudain ? La surprise. Les décisionnaires silencieux du milieu culturel, qui ont pour beaucoup rongé leur frein pendant des années, n’étaient pas tous pour autant les alliés de ceux qui ont encouragé et instauré la censure pendant toutes ces années. C’est seulement maintenant que ces derniers s’en rendent compte.

A propos Altana Otovic

Tout ce qui n'est pas écriture m'ennuie. Vous savez ça, vous savez tout. https://altanaotovic.wordpress.com/2021/02/01/qui-je-suis/
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