Les sources du népotisme dans la culture populaire actuelle

La très belle Lily-Rose Depp, parfait mélange de ses deux parents, Johnny Depp et Vanessa Paradis.

Cela fait assez longtemps que cet intéressant sujet me trotte dans la tête, et j’avais commencé à rédiger des notes en ce sens. Son irruption récente dans l’actualité me donne envie de finir le boulot. 
On a beaucoup parlé, ces derniers mois, des « nepo babes ». Expression qui vient évidemment du terme « népotisme », à savoir « l’abus qu’une personne en place fait de son influence en faveur de sa famille, de ses amis ». Ceux qui sont précisément visés par ce qualificatif sont les très nombreux enfants de célébrités qui trustent ces dernières années l’attention médiatique, dans l’industrie artistique notamment, au point de la monopoliser. Lily Rose Depp, les soeurs Hadid, Kaia Gerber, Zoe Kravitz, Kendall Jenner, Lily Collins, Dakota Johnson, Hailey Baldwin, Deva Cassel, Suzanne Lindon, Jaden et Willow Smith, Cara Delevingne, Timothée Chalamet, Maya Hawke, Colin Hanks, Angèle, Lila Grace Moss, etc. Une très grande partie des célébrités montantes de la jeune génération est donc issue du sérail, et même de parents au nom très prestigieux. Si pour certains, leur nom ne trahit pas immédiatement leur pedigree, une simple recherche suffit à se rendre compte de leur généalogie. Et là, nous nous arrêtons aux moins de 30 ans. 

Le sujet du népotisme existe à l’état latent depuis des années, notamment sur les réseaux sociaux, Twitter et Instagram, où le terme de ‘nepo babe’ est couramment utilisé, pas toujours au sens péjoratif d’ailleurs, mais plutôt dans une volonté de décrire une réalité qui s’est imposée dans le paysage médiatique : les plus jeunes sont lucides et ont bien compris qu’effectivement, parmi leurs idoles et les icones en vogue ces dernières années, il y avait une vraie surreprésentation de personnes issues de grandes lignées. Ils ont conscience du fait que la chose a toujours existé (les lignées Fonda, Coppola, Barrymore, Cassel, en attestent), mais ils remarquent surtout que le phénomène semble s’être amplifié ces dernières années. Ils sont assez philosophes avec cela, par ailleurs, et tournent souvent en dérision la chose sans grande amertume, malgré les débats de ces dernières années sur la justice sociale et l’égalité des chances ; cela ne les empêche pas d’aimer ces individus, de les admirer. Les réseaux sociaux donnant à chacun l’impression de pouvoir prendre le contrôle de son propre destin et se faire connaître, cela change sans doute l’attitude des jeunes d’aujourd’hui concernant la réussite. 

Ce qui a mis le feu aux poudres et fait exploser la discussion, ce sont les récents propos de Lily Rose Depp, fille de Vanessa Paradis et Johnny Depp, qui s’est indignée dans une interview d’être sans cesse renvoyée à ses parents et de ne pas être jugée pour son propre mérite, arguant que personne ne lui avait rien donné, qu’elle avait travaillé dur pour en arriver là et qu’aucun décideur du milieu n’offrait un rôle ou un contrat à une personne n’ayant pas les compétences requises. Un vif débat s’en est suivi, notamment sur les réseaux sociaux. Les gens se sont indignés de ce qu’ils ont jugé être un manque d’humilité et de lucidité sur sa condition. Depuis, le sujet de société ne cesse de gonfler et d’être repris par les médias populaires. 

On peut appartenir à une grande lignée, en être fier, ou en tout cas ne pas en être honteux, tout en admettant les prérogatives que cela peut donner. C’est ce qui explique que les propos de Lily Rose-Depp aient provoqué un tel tonnerre : ce qui lui est reproché n’est pas tant son lignage que son refus de reconnaître que ce dernier ait pu faciliter sa fulgurante et précoce carrière : sa biographie nous apprend en effet qu’elle est devenue égérie Chanel à 16 ans comme sa mère Vanessa Paradis, et qu’elle a été la plus jeune égérie du mythique Chanel N°5, ou que les deux premiers films dans lesquels elle a tourné (« Tusk » et « Yoga Hosers ») voyaient également apparaître au générique… Johnny Depp, son père. Et aussi Vanessa Paradis, sa mère, dans le second. Elle avait alors 15 et 17 ans. Sa colère contre les jugements des autres est compréhensible, on peut concevoir qu’elle travaille beaucoup, apprend ses textes, se rend à ses auditions et qu’il est pénible d’être renvoyée sans cesse à l’ombre de ses parents, sans être vue pour soi-même ; c’est la croix de tout « enfant de », le revers de la médaille des facilités de naissance. Les gens sous-estiment parfois ce que vous avez du faire pour gagner votre place par vous-mêmes et votre gloire reste souvent ternie par les soupçons ; surtout, le risque que vous restiez dans l’ombre de vos parents, qui vous ressemblent mais sont arrivés là avant vous, est grand. Les privilèges de naissance sont parfois l’envers d’une malédiction et il y a assez d’exemples d’ « enfants de » que le désespoir a amenés à très mal tourner, faute d’avoir pu se faire une place à eux, pour ne pas en douter. Cependant, Lily-Rose Depp oublie un détail : des milliers, des millions de gens de son âge travaillent comme elle, dans les mêmes industries qu’elle, avec les mêmes rêves en tête, convoitent les mêmes places, font preuve d’un grand professionnalisme et d’une ponctualité à toute épreuve, se rendent à des auditions, apprennent et répètent leurs textes, ont des compétences. Eux aussi aimeraient se lever à 6h du matin pour tourner une série avec The Weeknd ou une pub Chanel. Mais personne ne les appelle, personne ne leur donne l’opportunité d’auditionner pour ces places. C’est là l’amère réalité de la vie : il ne suffit pas d’être prêt à travailler dur. Encore faut-il être embauché. Et pour être embauché, il faut être vu, remarqué, parmi des millions d’individus qui veulent la même chose. Vous pouvez être un acteur exceptionnel taillé pour le job, il faut que quelqu’un sache que vous existez et vous donne votre chance. Ce qui est bien plus facile pour une personne déjà insérée. Pour être embauchée par Karl Lagerfeld en personne, encore faut-il connaître Karl Lagerfeld et être vue de lui, chance qui n’est pas donnée au commun des mortels et à la plupart des jeunes ados qui en sont encore réduits à demander de modestes étrennes à leurs parents pour aller boire un verre avec leurs amis. En se comparant aux enfants de médecins qui ne déméritent pas, elle oublie que ces derniers, même s’ils ont pu baigner dès l’enfance dans un milieu qui favorise cet apprentissage, ne sont in fine jugés qu’à leurs résultats de concours. Alors que la réalité de l’industrie dans laquelle elle évolue est plus arbitraire et fonctionne grandement sur une ressource précieuse : le réseau. 

Bien sûr, il existe des « enfants de » qui sont géniaux, talentueux, travailleurs et dont la réussite est proportionnelle aux qualités. Mais nous parlons là d’une réalité systémique : ce ne sont pas les individus qui nous intéressent, mais la vue générale. Ce qui différencie les nombreuses personnes très talentueuses qui ne réussiront jamais de celles qui réussiront, c’est souvent l’accès aux opportunités. 

Qu’un enfant suive les traces de ses parents, il n’y a là rien de honteux. La pomme ne tombe généralement pas très loin de l’arbre. Il est fréquent (attention, pas systématique, mais fréquent) que des artistes engendrent des artistes, ou des enfants à la sensibilité ou aux prédispositions artistiques marquées. Que des mères mannequins (Cindy Crawford, Yolanda Hadid…) aient des enfants à la génétique idoine. C’est même là tout le principe spirituel et karmique des familles d’âmes : rien n’est laissé au hasard, une entité ne s’incarne pas sans raison dans une famille, elle partage avec cette dernière des attaches (même si ces dernières ne durent pas forcément toute la vie et qu’il y a parfois nécessité de rupture). Cela a toujours existé. Mais la chose semble s’être intensifiée ces dernières années. De même, ce qu’on nomme la chance et l’opportunité, c’est bien souvent du bon karma et il n’y a aucun mal à en jouir : l’important, c’est de reconnaître la chose et de vivre sa condition privilégiée avec probité et intégrité.

Il n’appartient à personne de juger le vécu des uns et des autres, ou son mérite, et je ne me vois personnellement pas me lancer dans un jugement sur les talents et les non-talents de tel ou tel, un dénigrement de gens qui ont le droit d’exister, n’ont rien fait de mal, et ne méritent pas qu’on les attaque sur leurs rêves ou une démarche artistique dans laquelle ils mettent tout d’eux-mêmes. 

Ce qu’on peut constater en revanche, et par exemple, c’est qu’aux top models à la beauté de rouleau compresseur des années 90 ont en général succédé des mannequins toujours belles, mais pour beaucoup plus accessibles – certains diront plus banales -, dont il est parfois permis de se demander si elles auraient connu une carrière aussi fructueuse et fulgurante en venant d’un milieu moins implanté. Beaucoup d’entre elles sont passées sur le billard et ont grandement acheté leur apparence, loin des beautés essentiellement naturelles et « God given » d’il y a quelques décennies. On peut dire que l’industrie a changé, tout comme les canons. Mais lorsque l’on regarde la liste des grands top models des années 90 ou 2000 – les plus influentes, les plus connues, les mieux payées – on remarque que la plupart d’entre elles venaient de milieux ouvriers ou simples, ou plus favorisés mais sans lien réel avec le monde artistique. Natalia Vodianova est née dans la misère et travaillait sur les marchés russes à 11 ans pour aider sa mère, Cindy Crawford était la fille d’un électricien et d’une mère au foyer, Linda Evangelista d’un père ouvrier et d’une mère comptable, Adriana Lima venait d’une famille modeste où le père avait déserté… Nombre des grands mannequins de cette ère ont d’ailleurs été repérées : Laetitia Casta sur une plage, Claudia Schiffer en boîte de nuit, Kate Moss dans un aéroport… Carla Bruni, fille d’industriels, issue d’une famille prestigieuse et artistique, faisait figure d’exception : elle était un cas particulier, pas une généralité. Et elle avait incontestablement le ‘physique du métier’.

Aujourd’hui, lorsque l’on fait le même inventaire, on constate que quasiment toutes les mannequins actuelles d’envergure égale sont des « enfants de » (dans le milieu de la beauté, généralement ce sont des ‘filles de’). Beaucoup ont un parcours fulgurant, d’une précocité spectaculaire : cueillies très vite, propulsées tout aussi rapidement. Lily-Rose Depp en est un exemple. Deva Cassel, fille de Monica Bellucci et Vincent Cassel, en est un autre. Le constat s’impose donc. Il ne peut pas ne pas être fait.

Il est évidemment hors de propos de reprocher à ces enfants qu’on dit privilégiés de faire le même métier que leurs parents. Au nom de quoi n’en auraient-ils pas le droit ? Comme dit plus tôt, il n’y a d’ailleurs rien de très illogique dans le fait qu’un fils de boulanger reprenne l’affaire familiale… ou qu’un enfant de scénaristes devienne acteur. Et les grâces du karma étant ce qu’elles sont, chacun a le droit de jouir de ce qui lui est donné, surtout s’il le fait avec intégrité et générosité, et compte sur son propre travail pour montrer sa valeur. Mais il est en effet impossible de ne pas remarquer que ce phénomène existe et il vaut la peine d’être analysé. 

La question qui se pose, à mon sens, c’est surtout : pourquoi ? Quelles sont les raisons qui expliquent cet état de fait ? C’est à cette problématique que j’aimerais apporter un élément de réponse.

Les réseaux sociaux ont, comme chacun le sait, changé le monde. En même temps qu’ils ont donné à chacun la possibilité de s’exposer, se mettre en scène, se faire connaître dans une variété de domaines, notamment artistiques, sans passer par les filtres hiérarchiques habituellement en vigueur – maisons de disque, éditeurs, agences de mannequins ou de comédiens, etc -, ils ont aussi crée une saturation sur le marché. Face à l’hyperdémocratie des réseaux sociaux et de l’internet viral, une forme de « réflexe aristocratique » s’est opposé : il s’agit de ramener de la hiérarchie et de remettre de l' »ordre » dans ce grand bordel où chacun peut obtenir par lui-même son quart d’heure de gloire, de réanimer les « vraies » icones, celles qui surnagent au dessus des autres, comme les dieux d’un monde encore marqué par ses monothéismes et qui a besoin de porter sa vénération à plus grand que soi, inconscient que Dieu se trouve en lui-même avant tout. Or, les ‘enfants de’ sont un peu des valeurs sûres de par leur lignée, des êtres volant au dessus d’une forme de nouveau système jugé vulgaire par certains, précisément parce qu’il est désormais offert à tous. Cela explique que cette démocratisation apparente de l’exposition médiatique ait eu pour effet pervers de renforcer les privilèges des gens les plus favorisés, qui sont un peu considérés comme les garde-fous d’un ancien ordre dont beaucoup sont nostalgiques

Cette hyperdémocratisation a peut-être ébranlé les décideurs et les dominants de certaines puissantes industries, leur donnant le sentiment d’être dépossédés d’une forme de pouvoir, de prestige hiérarchique, à une époque où tout le monde peut créer et se montrer très facilement, de n’être plus les faiseurs de rois qu’ils étaient autrefois. Face à un sentiment de dévoiement et de vulgarisation de la reconnaissance médiatique, ils opposent alors un modèle plus strict, et celui-ci passe par le recours fréquent à l’hérédité prestigieuse, qui diffère par essence de la masse ordinaire, plus rare et donc plus précieuse. Un peu comme le « vieil argent » serait censé supplanter en prestige les nouveaux riches. 

Cette démocratisation de l’exposition saute aux yeux quand on voit par exemple la généralisation des comptes OnlyFans ouverts par de nombreuses filles anonymes, pour gagner leur vie ou se faire un complément de revenu, ou le nombre de femmes qui se mettent simplement en avant sur les réseaux sociaux, se prennent en photo, exprimant leur féminité et leur sexualité de façon très ouverte, beaucoup plus ouverte qu’il y a quelques années. Auparavant, être mannequin de charme par exemple était un métier spécialisé, plus stigmatisé qu’aujourd’hui, qui nécessitait davantage d’être choisie par les autres. Cela explique d’ailleurs peut-être les changements de mentalité à ce sujet et une libéralisation des moeurs : les filles ne peuvent plus traiter de « putes » celles qui osent montrer leur corps (chose qui était fréquente il y a encore quelques années), tout simplement car aujourd’hui, avec les réseaux sociaux et la grande exposition de la nudité, de la sexualité auxquels beaucoup de gens participent, elles seraient vite renvoyées à leur hypocrisie et au fait qu’elles font la même chose. Le fait que cette mise en scène soit devenue accessible à tous et que les gens en profitent leur interdit désormais de porter un jugement puritain vis-à-vis de ceux qui font un métier de la nudité ou de l’expression sexuelle. On peut croire d’ailleurs qu’une certaine part du puritanisme ambiant d’autrefois venait d’une forme d’aigreur intériorisée : ne se sentant pas capables d’assumer leur nudité, leur féminité, ou n’ayant pas les moyens ou les opportunités de le faire, certaines femmes critiquaient celles qui le faisaient, voire étaient payées pour cela, disposant d’une liberté qu’elles pensaient ne pas avoir. 

Lorsque tout le monde peut, et qu’une certaine valorisation de soi n’est plus l’apanage de quelques « élus », la denrée la plus rare devient donc l’originalité. Ce qui explique très grandement les canons apparus ces dernières années (même si ces derniers semblent désormais devenir obsolètes, précisément parce que le propre des modes est de finir par se démoder pour que d’autres adviennent), mettant en avant de manière extrême les caractères sexuels secondaires (seins, fesses, hanches, lèvres, muscles), parfois jusqu’à l’excès et jusqu’au grotesque, avec le renfort fréquent de la retouche et de la chirurgie esthétique, des stéroïdes : quand on voit certains résultats excessifs, qui sortent de ce qui est considéré comme le plus harmonieux sur un plan mathématique ou comme le plus attractif sur un plan scientifique, on comprend que ce n’est pas toujours une recherche de perfection qui guide ces individus (puisque la perfection – assez ennuyeuse au demeurant – correspond à ce que les scientifiques nomment « averageness », c’est-à-dire un respect des proportions si pointu qu’il aboutit finalement à l’ordinarité des traits et de l’apparence) ; ce qui est à l’oeuvre, ce n’est pas tant le désir d’augmenter son attractivité au premier degré que de se démarquer, notamment en affichant un dimorphisme sexuel immédiatement identifiable. Un peu la même chose que dans les années 90, où les bimbos se démarquaient des autres filles à gros seins avec des prothèses mammaires de plus en plus grosses, une blondeur de plus en plus peroxydée, alors que beaucoup de gens ne trouvaient pas cela idéal : l’objectif n’était pas l’harmonie pure – une Victoria Silvstedt était plus belle avant de se faire faire implanter deux pastèques artificieuses à la place des seins, alors qu’elle avait une poitrine superbe et déjà généreuse – mais l’originalité, dans une industrie ultra-compétitive, où chacun rivalise d’atouts et de charmes. Aujourd’hui, à l’heure du zapping rapide, où les gens scrollent et font face à une abondance d’informations sans pouvoir s’attarder sur tout, la profusion de caractères sexuels et leur volume démesuré assurent un repérage immédiat du dimorphisme sexuel, de la féminité et de la masculinité. Sur une miniature de photo de profil, de loin, parmi 50 autres, avoir des courbes démesurées attire l’attention et prouve que vous êtes une femme, et engendre plus facilement le clic. La mode et l’ère du temps font le reste : les études démontrent que les périodes de crise économique favorisent entre autres une préférence accrue pour les courbes. Il est intéressant d’ailleurs de constater que ce sont souvent les milieux populaires, de télé-réalité, qui ont recours à ces transformations, et qu’elles sont souvent utilisées par des gens qui manquent d’un talent spécifique ou d’une beauté accrocheuse, qui recherchent l’attention sans avoir forcément l’élément différenciateur qui leur permettrait de la recevoir. Les actrices, par exemple, grandes incarnations de la beauté, se tiennent plutôt à l’écart de ces modes, précisément parce qu’elles possèdent généralement déjà le facteur d’originalité et d’incarnation, propre à leur profession, et qu’elles fuient l’uniformisation. Une fois ces modes répandues jusqu’à être copiées par beaucoup de gens, ceux qui les ont initiées tournent la page et essaient de trouver un autre moyen de se démarquer : ce qui explique par exemple que Kim Kardashian, après avoir grandement popularisé le type slim thick version Instagram et poussé à l’excès, soit repassée du côté skinny de la force ces derniers mois et qu’elle ait apparemment cessé de se faire gonfler les fesses. Car son modèle s’est généralisé et qu’il lui lui faut se renouveler pour ne pas se fondre dans la masse qui l’a érigée en icône en la copiant. Avec cette digression, nous voyons donc que la ressource la plus convoitée, c’est la différenciation et la capacité à ne pas être comme tout le monde. 

L’hyperdémocratisation offerte par internet créant une lutte cruelle pour l’attention, un peu à la manière du libre marché qui accentue la compétition humaine, noyant les gens sous la quantité (de talents, de charmes, de textes, de photos, etc), les industries dominantes tranchent en préservant une forme de vase clos, un peu comme les aristocrates ou les cercles occultes souhaitaient conserver l’exclusivité de certains titres ou savoirs en ne les rendant pas accessibles à tous, parfois dans le but noble de les préserver du dévoiement, parfois dans un but plus égoïste : garder la main et se sentir partie prenante d’une élite.


Ajoutons par ailleurs que cette incroyable profusion d’individus et de talents cherchant à se faire une place, notamment sur les réseaux sociaux, rend le choix plus difficile en dernière instance. Se concentrer sur une catégorie de la population par essence restreinte – les « enfants de » -, c’est réduire le vivier et faciliter la décision, en plus de recréer d’une certaine manière une situation qui existait encore il y a quelques décennies, quand les célébrités n’étaient pas légion et que toute l’attention se concentrait sur quelques unes, qui étaient comme les astres fixes du ciel médiatique. 

Il y a, en effet, de plus en plus de candidats, pour un nombre toujours restreint d’élus. 
Peter Turchin, l’inventeur de la cliodynamique, parle de « surproduction des élites » : lorsque la situation économique est favorable, un plus grand nombre d’individus accède à des filières d’études jugées prestigieuses et des professions dites d’élite. Mais comme les places finales n’ont, elles, que rarement augmenté, la compétition intra-élite pour accéder à ces dernières devient encore plus féroce et la profession se précarise progressivement. Peter Turchin explique par exemple qu’il y a quelques années, à New York, être avocat était un métier de prestige, et que beaucoup d’avocats se destinaient ensuite à rentrer en politique, briguant notamment des places au Sénat ou au gouvernement. Or, avec la généralisation des hautes études et la démocratisation des études de droit, la compétition s’est renforcée. Il y a aujourd’hui plus d’avocats que jamais, alors que les besoins de la population n’ont pas forcément augmenté : la profession s’est donc largement paupérisée. Les avocats, encore plus nombreux qu’autrefois, aspirent toujours autant à faire de la politique. Pourtant, le nombre de places au Sénat est le même qu’il y a quelques décennies. Toujours plus d’appelés, pour le même nombre d’élus, donc. On peut arguer que le nombre d’élus au Sénat n’a qu’à être augmenté : cela permettrait de régler le problème et n’aurait que des vertus, augmentant du même coup la représentativité, même si cela aura bien sûr un coût financier. Mais cet argument trouve quand même ses limites parce que dans le cas de la profession d’avocat, les besoins de la population en la matière n’ont de toute façon pas augmenté et qu’on ne peut pas les faire augmenter artificiellement. En l’absence de numerus clausus, la profession d’avocat est naturellement amenée à se précariser, créant au passage beaucoup de frustration chez ceux qui auront fait des années d’études sans pouvoir accéder à la place voulue, et qui se retrouvent à vivre dans des studios minuscules de la Grande Pomme malgré leurs surqualifications.
Dans le cas de la médiatisation, on peut arguer que c’est un peu la même chose. Certes, il n’y a pas de nombre limite de gens qui peuvent accéder à la notoriété, à proprement parler, de numérus clausus. En revanche, une régulation naturelle existe : de la même manière que les besoins en avocats de la population n’ont pas foncièrement augmenté malgré le plus grand nombre d’individus qui exercent ce métier, il y a une limite d’heures dans la journée d’un être humain, et donc du temps passé à accorder de l’attention aux vedettes ou à leurs oeuvres. Et si cette attention prend plus de place aujourd’hui, eu égard du temps passé sur les écrans ou à consommer du contenu, ou de l’augmentation générale de la population, elle n’est pas étirable à l’infini. 
C’est un peu comme le nombre de Dunbar, qui limiterait à 150 le nombre d’individus avec lesquels on peut avoir des interactions stables ; au delà d’un certain nombre d’individus dans une société, les premières hiérarchies apparaissent. Des études plus récentes ont démontré que ce chiffre pouvait aller de 2 à 520 personnes, dans le cas de certains individus ; mais que, chez la plupart des gens, la limite restait ou un peu inférieure ou un peu supérieure à 150. On peut imaginer que les évolutions de l’environnement (mondialisation, réseaux sociaux qui nous mettent en contact avec un nombre immense d’individus) peuvent faire augmenter ce chiffre et changer les capacités de notre cerveau. Mais une limite existe toujours, pour le moment. 

On peut supposer qu’il existe un nombre de Dunbar de la notoriété. A l’ère actuelle, où tout le monde peut aspirer à se faire connaître, cela donnerait pour conséquence soit une très grande accessibilité de la célébrité doublée cependant d’un très grand turn-over, avec un système où chacun peut effectivement avoir son quart d’heure de gloire, comme le disait Warhol, mais seulement un quart d’heure, pas davantage, et où les célébrités sont de plus en plus jetables ; soit un plus grand partage de la célébrité, qui aurait pour conséquence une réduction du pouvoir de cette dernière, le gâteau se partageant entre une infinité de demi-vedettes qui n’en sont pas tout à fait. C’est là qu’intervient la troisième alternative : pour garder vivante la figure quasi divine de la grande célébrité (que celle-ci soit top model ou star de cinéma), l’accès à cette notoriété, tout en semblant plus ouvert que jamais, est dans les faits barré. Le phénomène accru de népotisme ces dernières années serait une expression de cette fermeture.

Reprenons l’exemple des études. Lorsqu’une profession est surchargée, ou lorsqu’une filière est saturée d’aspirants, pour beaucoup compétents, les critères d’accessibilité au métier changent insidieusement. La majorité ne s’en rend pas compte, car les critères officiels sont les mêmes, mais les critères officieux ont, eux, changé. Les personnes issues de milieux d’élite, elles, le savent et s’y préparent depuis le plus jeune âge, parfois inconsciemment, ayant bénéficié d’un environnement qui les a placées au plus près de ces réalités : il est plus facile de connaître la réalité du métier d’avocat quand on a des parents qui font ce métier ou qu’on connaît a minima un avocat dans son entourage proche. Par exemple, on observe aisément que dans pas mal de filières d’études, là où un cursus se suffisait à lui-même il y a quelques années, beaucoup d’individus multiplient désormais les doubles-cursus, les études à l’étranger dans des établissements prestigieux et aux frais de scolarité mirobolants ; même la philanthropie est devenue la cible de calculs, avec des jeunes qui font en sorte de faire valoir un engagement associatif sur leur CV, même bref, afin d’augmenter leur valeur en se présentant comme impliqués dans la communauté. Tout cela n’est pas officiellement obligatoire, mais beaucoup de jeunes bien informés et issus de milieux favorisés ont intégré ces normes officieuses (qui sont souvent plus faciles à mettre en pratique pour ceux qui viennent de bons milieux). 

On peut gager qu’il en va désormais de même concernant les métiers du show business : l’appartenance à une lignée est devenue une valeur ajoutée qui ne dit pas son nom. Elle n’est pas officiellement une case à cocher, mais son effet facilitateur est de plus en plus déterminant et offre un coup d’avance de plus en plus puissant à ceux qui peuvent en bénéficier. 

Un autre élément entre aussi en ligne de compte. Les « enfants de » ont toujours existé. Seulement, autrefois, ces derniers attiraient moins l’attention. On n’entendait pas parler d’eux sans raison précise, le monde ne les attendait généralement pas autant au tournant, et l’information n’était pas aussi abondante. Aujourd’hui, même lorsque l’on ne s’intéresse pas plus que ça aux célébrités du moment, il est impossible d’ouvrir sa page d’accueil Yahoo sans tomber, de temps à autres, sur des articles ayant pour but de nous faire découvrir tel ou tel enfant de : « Le fils/la fille de X ou Y a bien grandi, venez voir en images à quoi il/elle ressemble aujourd’hui ». Beaucoup d' »enfants de » possèdent des réseaux sociaux, ce qui leur permet d’être suivis ou vus depuis le plus jeune âge et donne au public un accès régulier à leur personne. Les journalistes actuels, à l’ère de la viralité et de l’abondance informationnelle, cherchant à faire du clic, font feu de tout bois. Ils savent que cette curiosité pour les « enfants de » existe et a toujours existé, elle est le prolongement d’une curiosité du public vis-à-vis de leurs parents : ils capitalisent dessus et l’entretiennent, un article sur le fils de X ou Y leur amènera beaucoup de likes et de vues. Sur un « marché » saturé d’information et de petites vedettes, par ailleurs, où Monsieur et Madame Tout le Monde peuvent aussi en être, et où le talent n’est pas rare, l' »enfant de » se démarque par son hérédité qui fait office de valeur ajoutée. De cette curiosité, exploitée par les médias en recherche de clics, naît donc une exposition. Or, c’est précisément cette exposition qui est le départ de tout, à l’ère d’Instagram et de TikTok. Les nepo babes peuvent capitaliser sur cette dernière assez vite, dès lors qu’ils sont montrés à des milliers (des millions ?) d’yeux, avec tout l’effet amplificatoire conféré par les réseaux sociaux. S’ils possèdent un compte Instagram, et si ce dernier est en plus joliment alimenté, ils gagneront du jour au lendemain des milliers (des dizaines de milliers, des centaines de milliers ?) de followers, parce qu’un journaliste a fait un article pour relater qu’ils fêtaient leurs 17 ans. Puis leur moindre post sera le sujet d’une de ces nombreuses publications d’internet qui relatent les moindres faits et gestes de la plus petite des personnalités, et les conversations fleuriront sur les réseaux sociaux. Il suffit de voir les articles réguliers qui relatent la moindre péripétie Instagram de Jade et Joy Halliday, de Stella Belmondo ou de Lou Pernaut, en France, pour s’en rendre compte ; alors que ces dernières n’ont pour le moment encore jamais proposé de projet (film, chanson, etc) ni manifesté de prétention artistique, elles sont la cible des discussions. La machine est lancée. Très vite, donc, le plus important est fait : ces gens possèdent d’entrée de jeu une base solide, un vivier de followers, sur lequel ils peuvent s’appuyer pour aller vers une plus grande expansion. Or, c’est sans doute cela le plus difficile à acquérir, et le plus essentiel. Une personne qui a 500 000 abonnés peut ensuite compter sur son travail et l’originalité de ce qu’elle propose pour progresser encore. L’étape la plus difficile, c’est le tout début, le néant du néant, réservé à ceux qui ne sont personne médiatiquement, et qui doivent déployer toute leur créativité sur des réseaux où ils ne sont suivis que par 200 abonnés qui sont essentiellement leurs amis (ex : une modèle qui veut se faire connaître). Les nepo babes, dès le départ, ont l’avantage suprême d’être quelqu’un, de se voir offrir un terrain qu’ils pourront faire fructifier : l’attention médiatique.


Or, où recrutent les marques et les industries de nos jours ? Essentiellement, sur les réseaux sociaux. De nombreuses mannequins expliquent désormais qu’aux castings, ce ne sont plus les books qui sont réclamés, mais le compte Instagram et le nombre de followers. Même dans le milieu du cinéma, de nombreux jeunes acteurs rapportent que beaucoup de recruteurs n’embauchent que des gens qui ont déjà une certaine renommée sur les réseaux sociaux et savent se servir de ces derniers. Dans les années 90, on ne demandait pas à Claudia Schiffer combien d’abonnés elle avait sur Instagram. On la regardait elle, et on décidait qu’elle était embauchable. Aujourd’hui, on lui préférerait peut-être une « nepo babe » qui a déjà 300 000 abonnés : un type qui a besoin d’une mannequin pour une campagne de sacs à mains sait qu’en embauchant cette dernière, la photo finale figurera en bonne place sur son compte Instagram et sera immédiatement vue par un nombre exceptionnel d’internautes.

En outre, les décideurs prenaient autrefois davantage de risques et choisissaient des jeunes sans galons. Aujourd’hui, confrontés à un vivier de jeunes déjà riches d’une grande communauté sur les réseaux sociaux, beaucoup sont tentés d’en profiter et de choisir la facilité. Au détriment peut-être d’un travail d’imagination qui pousse à dénicher de nouveaux talents. C’est ce qui explique que beaucoup d' »enfants de » perçus comme « ordinaires » décrochent très vite des contrats. Le fait que certains soient détestés joue en leur faveur : les gens, par leur hostilité, entretiennent la présence de ces vedettes, et les empêchent de tomber dans l’oubli. 

La crise économique qui dure depuis bien trop longtemps (rappelons que depuis 2008, nous n’en sommes jamais totalement sortis), et les difficultés plus ciblées qui ont frappé il y a déjà pas mal de temps de nombreuses industries et ne se sont jamais résorbées (musicale avec le téléchargement illégal, littéraire et éditoriale avec les livres en ligne et l’augmentation du temps passé sur les écrans, etc) amplifient la frilosité des décideurs à opérer des choix audacieux. Ils utilisent donc très allègrement ce qui est bankable et vendeur, plus abondamment encore qu’autrefois. 

Ajoutons à cela un fait important : on a beau dire que n’importe qui peut se montrer sur les réseaux, il faut admettre que faire rêver est souvent plus facile pour les gens de milieux favorisés. Les belles maisons, les beaux vêtements, les décors de vacances, et la variété en la matière, attirent le chaland. L’argent donne la possibilité de déléguer, de mieux s’occuper de soi, de voyager, de se créer un environnement de beauté, éventuellement d’avoir recours à la chirurgie pour certains. Le fait d’être dans un environnement favorable et permissif permet par ailleurs de disposer librement de son image et de son existence. Magali, jeune ado qui vit dans un HLM, dont la chambre est sommairement décorée avec des meubles en bois aggloméré de chez Ikea, qui possède 3-4 jeans, dont les parents sont stricts et n’ont pas des milles et des cents à consacrer en budget vêtements, en fanfreluches, en accessoires de plaisir, doit redoubler de qualités et d’idées pour se démarquer face à des jeunes filles qui déjeunent au Ritz à 15 ans comme l’on va chercher du pain. 

Nous l’avons vu, c’est un faisceau d’éléments – et peut-être en manque-t-il encore – qui crée les conditions du népotisme. Cet article est une simple analyse et ne prétend pas offrir de solutions ; mes croyances me rendent par ailleurs moins sensible au concept d’inégalité : chacun jouit de son karma comme il l’entend. Rien n’est donné gratuitement, tout a été mérité. Cependant, on peut espérer que les décideurs fassent preuve d’un peu plus d’audace à l’avenir dans leurs choix. Et que les bénéficiaires de certaines grâces soient plus lucides sur la réalité de leur milieu.

A propos Altana Otovic

Tout ce qui n'est pas écriture m'ennuie. Vous savez ça, vous savez tout. https://altanaotovic.wordpress.com/2021/02/01/qui-je-suis/
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